Debord : notes
Chapitre « 1971 »
pages 7
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9
10
Chapitre « Une petite situation sans avenir »
pages 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 37 38 39 40 41
Chapitre « Le spectacle continue »
pages 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 64 65 66
Chapitre « Riflusso »
pages 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94
Chapitre « 2021 »
pages 98 99 100 101
Chapitre « Trésor national »
pages 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121
Rabat de couverture
Outre leur fonction habituelle, qui est de donner des
compléments d'information et la référence des citations, ces notes
servent à comparer les idées de Guy Debord, et la façon dont il les a
formulées, avec celles d’autres auteurs :
— les auteurs du passé qu’il a cités dans ses livres ou dans sa
correspondance (Bloy, Bossuet, Cervantès, Chateaubriand, Feuerbach,
Fourier, Hegel, Khayyām, La Fontaine, La Boétie, Lautréamont, Li Po,
Machiavel, Marx, Nietzsche, Orwell, Saint-Just, Tocqueville et
Vaché ; il manque Clausewitz et le cardinal de Retz, mais leur
présence est devenue un cliché des essais sur Debord), et ceux qu’ils
n’a pas cités mais dont certaines formules évoquent parfois les siennes
(Durkheim, Gautier, Rousseau) ;
— idem avec les auteurs du XXe siècle : ceux qu’il a
mentionnés (Agamben, Anders, Breton, Chombart de Lauwe, Ellul,
Goldmann, Henry, Huizinga, Lefebvre, Lévi-Strauss, Lukács, Mumford,
Sartre) ; et ceux dont il n’a pas convoqué le nom, sinon du bout de
la plume pour quelques-uns, mais qui montrent parfois des
préoccupations faisant écho aux siennes (Adorno, Barthes, Bataille,
Benjamin, Bernanos, Giono, Illich, Marcuse, Pasolini, Polanyi, Sennett,
Vincent), sans oublier le courant Arts & Craft (Carlyle, Morris,
Ruskin) ;
— ses compagnons de route au sein du situationnisme (Bernstein,
Mension, Perniola, Rumney, Vaneigem, Viénet) et de l’Encyclopédie des
nuisances (Semprun, Sportès), ainsi que les auteurs qui ont écrit sur
lui d’une manière qui lui a convenu (Jappe, Marcus) ;
— les auteurs venus après lui (Boltanski & Chiapello, Ferraris, Kurz, Rosa).
CHAPITRE « 1971 »
Page 7
§ 1
La chanson Working Class Hero figure sur l’album de John Lennon John Lennon/Plastic Ono Band, Apple Records, 1970.
§ 3
« Pas de dialogue... » : tract signé par le Conseil
central de l’I. S. (Jan Strijbosch & Raoul Vaneigem).
« Quelques débris d’une nuance stalinienne du surréalisme étant
venus relancer des situationnistes à Anvers, sous un prétexte
d’anti-fascisme parfaitement onirique, leur éjection a été commentée par
un tract du 27 février 1963, en néerlandais et en français : Pas de dialogue avec les suspects ! Pas de dialogue avec les cons ! (I.S. n°9, août 1964, en ligne sur Debordiana) Pour d’autres insultes, voir la lettre à Antoine Gallimard du 16 janv. 1969 in Debord, Correspondance, vol. 4 : janvier 1969 - décembre 1972,
Paris, Arthème Fayard, 2004. Les situationnistes ont aussi pratiqué
l’insulte scatologique, l’exemple le plus représentatif se trouvant dans
la lettre à Morea Ben du 21 déc. 1967 in Debord, Correspondance, vol. "0" : septembre 1951 - juillet 1957, Paris, Arthème Fayard, 2010.
L’héroïsme dans le travail est plutôt à chercher dans le
« stoïcisme pratique du paysan » face à l’imprévisibilité de
la nature, tel que le décrivait Virgile : cf. Richard Sennett, Le Travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité , trad. fr. de The Corrosion of Character. The Personal Consequences Of Work In the New Capitalism (1998), Paris, Albin Michel (10/18), 2000, p. 141.
Page 8
§ 1
La chanson Fensch Vallée figure sur l’album de Bernard Lavilliers Les Barbares,
Disques Barclay, 1976. La vallée de la Fensch, objet de la chanson,
doit son nom à l’affluent de la Moselle qui la traverse. Cette région
était jadis connue pour les mines et les usines sidérurgiques qui s’y
concentraient. Quant à l’imaginaire décalé que Lavilliers évoquait, il
n’est pas tout à fait mort : le 7 octobre 2021, la ministre
déléguée chargée de l’Industrie Agnès Pannier-Runacher
(haut-fonctionnaire passée par HEC, Sciences-Po et l’ENA) déclarait :
« J’aime l’industrie parce que c’est l’un des rares endroits au
XXIe siècle où l’on trouve encore de la magie ». La ministre
s’exprimait au salon Bpifrance Inno Génération, « gigantesque
espace de networking pour développer son business et son réseau. Chez
Bpifrance, nous aimons le mot Conquérir car il contient un nombre
incalculable de dimensions fondamentales de la vie » (sic ; site officiel consulté le 10 oct. 2021).
§ 3
Les trois huit en feux continus : travailler par tranches de
sept jours de 4 h à midi, puis de midi à 20 h, puis « de
nuit » (de 20h à 4h) avec un nombre variable de journées de
récupération entre les tranches.
§ 5
Le bédéiste Baru, né lui aussi dans cet univers, le dépeint dans ses
premiers albums, réédités par Albin Michel au début des années 1990 (Roulez jeunesse ; La Piscine de Micheville).
Page 9
§ 1
« Jeter de la poudre aux yeux » : ne pas dire
clairement que le contribuable, une fois de plus, payait les pots cassés
par le grand capital. En l'occurrence, pour éviter de licencier tous
les sidérurgistes, on plaça « en disponibilité » ceux d'entre
eux qui n'étaient plus assez jeunes pour être réemployés ailleurs mais
pas assez vieux pour partir en retraite. C'est-à-dire qu'ils recevaient
presque tout leur salaire en attendant « la reprise »,
laquelle ne vint jamais. On ne leur donna rien à faire ; ils
passèrent à la pré-retraite, puis à la retraite. Pasolini écrivait déjà
dans un inédit du début des années 1970 : « Quand la gauche
remporte la lutte pour le pouvoir, voilà qu’elle aussi veut [comme la
droite] un “développement” dont la configuration est désormais formée et
fixée par le contexte de l’industrialisation bourgeoise » (Pier
Paolo Pasolini, Écrits corsaires, trad. fr. de Scritti corsari [1975], Paris, Flammarion Champs, 1976, p. 227).
§ 2
Néo-bière : « Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu'hostiles, qui ont été jusqu'ici portés sur le film “La Société du spectacle”
» (1975), GDO, p. 1293. George Orwell, pour prendre le cas d’un auteur
qui avait les faveurs de Debord et dont il sera fréquemment question
dans ces notes, parlait dès 1937 des « sous-produits chimiques
dégoûtants, vendus sous le nom de bière, que les gens se versent dans le
gosier » (Orwell, Wigan Pier au bout du chemin, trad. fr. de The Road to Wigan Pier, in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2020, p. 634).
Vies minuscules : dans le même roman, Orwell constate que
« les gens vivent, dans les faits, une version réduite de leur
ancienne vie » (ibid., p. 536).
§ 3
L’Héritier est un film de Philippe Labro sorti en 1972, et Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter) un film de Michael Cimino sorti en 1978.
Page 10
§ 1
La formule « Godard, le plus con des Suisses
pro-chinois » est volontiers attribuée, sur internet et dans
l’imaginaire commun, à Debord, mais à tort. Une première version figure
dans le texte de René Viénet « Les situationnistes et les nouvelles
formes d’action contre la politique et l’art » paru dans le
n°11 d’Internationale situationniste [par la suite : I. S.]
en octobre 1967 : « Godard, le plus célèbre des Suisses
pro-chinois, ne pourra jamais les comprendre. Il (…) ne pourra jamais
faire autre chose qu’agiter des petites nouveautés prises ailleurs, des
images ou des mots-vedettes de l’époque, et qui ont à coup sûr une
résonnance, mais qu’il ne peut saisir ». Puis la forme définitive
apparaîtra sous forme d’un graffiti parmi ceux que produisait en mai 68,
sur les murs de la Sorbonne, le Conseil pour le Maintien Des
Occupations (CMDO, voir ici p. 15) dont était membre Viénet.
CHAPITRE « UNE PETITE SITUATION SANS AVENIR »
Page 11
Titre du chapitre
Cf. « Construisez vous-même une petite situation sans avenir », tract de mai 1955, GDO, p. 188.
§ 1
Auteur implicite/explicite : sans doute serait-il nécessaire
d’insister sur cette dichotomie, car elle n’est guère courante hors du
sérail universitaire, ce qui crée des confusions ou des imprécisions
(d’autant qu’elle ne fait pas double emploi avec la « séparation
entre l’homme et l’œuvre » dont les médias nous abreuvent). Ainsi
George Orwell écrit-il justement : « Lorsqu’un écrivain s’engage
politiquement, c’est en tant que citoyen, qu’être humain, qu’il doit le
faire, et non en tant qu’écrivain » (« Les Écrivains et le Léviathan », 1946, trad. fr. in Orwell, Œuvres, op. cit.,
p. 1349). Mais son traducteur s’étonne en note de cette
affirmation : « L’écrivain n’est donc pas un être
humain ? » (Philippe Jaworski, ibid., p. 1582). Or,
dans sa phrase, même s’il use du terme « écrivain » par souci
de cette simplicité qui est sa marque de fabrique, Orwell vise l’auteur
implicite (l’énonciateur, en jargon narratologique) et non l’auteur
explicite (l’être humain) ; il n’y a donc pas lieu de s’étonner.
§ 2
« Il regrettait... de belles choses » : phrase empruntée à Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse,
partie II, lettre XVII, 1761 (ALW). Le début est légèrement
différent :
« L’honnête homme d’ici n’est point celui... ».
Page 12
§ 1
Shakespeare vs. Malraux : Debord, Correspondance, vol. 5 : janvier 1973 - décembre 1978, Paris, Arthème Fayard, 2005, lettre du 2 févr. 1976. Il s’agit d’une allusion au Marchand de Venise (The Merchant of Venice, William Shakespeare, 1597) et à La Condition humaine,
roman de Malraux paru en 1933 alors que son auteur avait seulement vu
le Siam et l’Indochine (c’est-à-dire la Thaïlande, le Vietnam, le Laos
et le Cambodge).
Citation de Chateaubriand : Debord, Panégyrique 1 (1989), GDO, p. 1673. Texte d'origine :« Des
auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie
ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, publiciste,
c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai
peint la mer, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que
j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les
assemblées, que j’ai étudié les princes, la politique, les lois et
l’histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose
publique et en partagèrent le sort. Dans l’Italie et l’Espagne de la fin
du moyen âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et
des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles
vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d’Ercilla, de
Cervantès ! » (François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. d’E. Biré, t. I, Préface testamentaire du 1er déc. 1833, Paris, Garnier, 1910, p. XLIII ; ALW).Théoriciens qui taisent leurs conditions... : Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (1978), GDO, p. 1355.Le
beau rôle : voir, sur l’« auto-édification » de Debord
et sa transformation en mythe littéraire : Guillaume Bellehumeur, «
Guy Debord et ses “ambitions nettement mégalomanes”, ou le succès d’une
(auto) édification », Les Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [en ligne], n° 7, 2018.Debord ne s’en cachait pas, ainsi Panégyrique 1
s’ouvre-t-il avec en épigraphe la définition que le Littré donne de
« panégyrique » (GDO, p. 1656). Difficile, en lisant le début
de l’ouvrage, de ne pas songer de nouveau à Chateaubriand : « J'ai
attaqué toutes les erreurs de mon temps ; j'ai démasqué les hommes,
blessé une multitude d'intérêts, je dois donc bien avoir réuni contre
moi la double phalange des ennemis littéraires et politiques ; ils ne
manqueront de me peindre à leur manière. Et ne l'ont-ils pas déjà
fait ? Dans un siècle où les plus grands crimes commis ont dû faire
naître les haines les plus violentes, dans un siècle corrompu où les
bourreaux ont un intérêt à noircir les victimes, où les plus grossières
calomnies sont celles que l'on répand avec le plus de légèreté, tout
homme qui a joué un rôle dans la société doit pour la défense de sa
mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger »
(Chateaubriand, Mémoires de ma vie, 1809, in Mémoires d’outre-tombe, éd. de J.-C. Berchet, t. 1, Paris, Garnier, 1989, p. 7-8).Citation de Chateaubriand : Mémoires d’outre-tombe, éd. d’E. Biré, t. II, livre V, Paris, Garnier, 1910, p. 47 (ALW).Le
texte exact, extrait de son discours de réception, jamais prononcé, à
l’Académie française en 1811, est un peu différent, car il y est fait
allusion au passé (à la Révolution, en l’occurrence) et non au
présent :« Nous tous, qui vécûmes dans les troubles et les
agitations, nous n’échapperons pas aux regards de l’histoire. Qui peut
se flatter d’être trouvé sans tache, dans un temps de délire où personne
n’avait l’usage entier de sa raison ? Soyons donc pleins d’indulgence
pour les autres ; excusons ce que nous ne pouvons approuver. Telle est
la faiblesse humaine, que le talent, le génie, la vertu même, peuvent
quelquefois franchir les bornes du devoir ».
§ 2
Ami imaginaire : espérons que cette notion protège
des travers universitaires : Christophe Bourseiller, le premier
biographe de Guy Debord, prévient les candidats en ces termes :« Aujourd’hui,
des meutes d’universitaires se ruent sur Debord et prétendent
l’interpréter, en une glose mielleuse nourrie par le sophisme »
(billet « La Langue de la nuit », en ligne
sur son site ; un sophisme, selon le TLF, est un « argument,
raisonnement qui, partant de prémisses vraies, ou considérées comme
telles, et obéissant aux règles de la logique, aboutit à une conclusion
inadmissible »).C’est une tradition chez les commentateurs de Debord de s’agonir les uns les autres ; elle ne sera pas respectée ici.
« Matinées paresseuses... travail ». La même chose, sous la plume de Léon Bloy (autre écrivain validé par Debord, cf.
ici p. 90) : « L'exquise ignavie matutinale de ces colons de
l'heureuse rive du monde, pour qui la journée qui monte est toujours
sans menaces, sans abjection de comptoir ni servitude de bureau, sans le
dissolvant effroi du créancier et la diaphragmatique trépidation des
coliques de l'échéance » (Bloy, Le Désespéré, 1887, Paris, GF-Flammarion, 2020, p. 73).
Exemple d’anecdote relative à des déboires avec un
serveur : GDC, vol. 5, lettre du 18 déc. 1989. L’attitude de Debord
rejoint ici celle de George Orwell :« J’ai le sentiment,
écrivait Orwell en se souvenant de sa jeunesse, d’avoir passé la moitié
de mon temps à dénoncer le système capitaliste et l’autre moitié à
enrager contre l’insolence des contrôleurs de bus » (Wigan Pier..., 1937, op. cit. p. 580).« Beaucoup de choses... poétique » : phrase empruntée à Balzac, Le Message (1832), in La Comédie humaine
t. II, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1971, p. 395 (Balzac
écrit « véritables » et non « vraies », et « de
choisir dans le vrai » au lieu de « d’y choisir »). Le
choix de l’adjectif « poétique » s’accorde avec ce que Debord
écrit dans un des textes publiés après sa mort : « En fin de
compte, ce sera de la poésie, mais il ne faut pas le dire, et cela ne se
verra pas » (« Notes pour le projet “Apologie” », LD, p.
246). Sur la façon dont Debord entendait la notion de poésie, voir
Bertrand Cochard, « La Poétisation de l’existence. Sur l’usage du terme
“poésie” dans l’œuvre de Guy Debord », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », avril 2017, en ligne.
§ 3
Validation d'un certain type de lecteurs : Debord, « Préface à la 4ème éd. italienne de La Société du spectacle » (1979), GDO, p. 1462.
Page 13
§ 1
« Ceux qui disent qu’ils aiment ce film ont aimé trop d’autres
choses pour pouvoir l’aimer » : Debord, « Réfutation de
tous les jugements... », 1975, op. cit., GDO, p. 1294.« Vie
rangée » : en référence à ce qui est considéré comme une
horreur par Debord et ses amis lettristes : « SE RANGER »
(les capitales sont de leur fait) : « Pour en finir avec le
confort nihiliste », I. L. n°3, août 1953, repris dans
GDO, p. 101. Voir aussi : « Tant de gens que nous avons vu
faire beaucoup de bruit se sont rangés » : GDC, vol. 1, lettre
du 25 août 1960.Connaissance sans emploi : Debord, La Planète malade (1971), Paris, Gallimard, 2004, p. 81.Une
grille ou, si tant est que le « spectacle » a engendré sa
propre mythologie, une « matrice d'intelligibilité », comme
disait Claude Lévi-Strauss de certains grands mythes (Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 200).Entretien avec Emmanuel Guy paru dans Diacritik [en ligne] en 2020.Se comprendre : Debord, « Mai 88 », LD, p. 39.
Titre du sous-chapitre :
« Il n’y a vraiment rien à faire.
J’en ai terriblement assez
Ou peut-être simplement parce qu’il y a des nuages.
De toute façon il faut tout casser » (Debord, Le Marquis de Sade a des yeux de fille [désormais MSYF], Paris, Arthème Fayard, 2004, p. 71-72).
§ 2
Grands noms de la pensée vs. vendeurs d'idées-paillettes :
Debord figure en compagnie de Barthes, Lacan, Aron, Foucault, Braudel,
Deleuze, Lyotard, Bourdieu, Derrida et Lévi-Strauss (par ordre
chronologique de décès, à ceci près que les deux derniers étaient encore
vivants au moment de la rédaction de l’article) dans la liste des
grands noms de la pensée française du XXe siècle dressée par Perry
Anderson à l’occasion d’un article où il remarque qu’aucun autre
intellectuel français n’a, depuis, acquis une « réputation
internationale comparable » : Perry Anderson,
« Dégringolade », London Review of Books, vol. 26, n°17, 2 sept. 2004, trad. fr. dans Perry Anderson, La Pensée tiède. Un regard critique sur la culture française,
Paris, Éd. du Seuil, 2005, p. 101. Jacques Bouveresse reprend et valide
cette liste, Debord inclus, dans un article de mai 2006 où il fustige
les idées-paillettes, « Intellectuels médiatiques et penseurs de
l’ombre », en ligne sur le site du Monde diplomatique.
Page 14
Légende de la photo :
La citation de Bergson, dont les relents béhavioristes auraient navré Debord, est tirée de son livre Le Rire,
chap. III, 1. « Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des
objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions
appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous
arriver que confusément » (ALW). Citation de Debord : In girum..., 1978, op. cit., GDO p. 1356-1357.
Page 15
§ 1
Greil Marcus, Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, trad. fr de (Lipstick Traces: A Secret History of the 20th Century (1989), Paris, Allia, 1998, p. 288.Photographie de Debord en costume-cravate pendant une visite au Palais idéal du Facteur Cheval : GDO, p. 187.« Jeunes, nous avons quelque temps fréquenté un maître,/Quelque temps nous fûmes heureux de nos progrès » :Omar Khayyám, Quatrains (Rubâ’iyât,
vers 1120), trad. Charles Grolleau, 1902, ALG (c’est cette traduction
qui a été rééditée par Champ libre en 1978). Ce quatrain est cité dans In girum..., op. cit., GDO, p. 1396.Étonner universellement : GDC, vol. 5, lettre du 30 avr. 1974.
§ 2
Donquichottisme : Debord , « Les Erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial », in Guy Debord : un art de la guerre [désormais :
ADG], Laurence Le Bras & Emmanuel Guy dir., Paris,
Gallimard/Bibliothèque nationale de France, 2013, p. 212. « J’ai un
côté tout à fait puéril et je m’en réjouis » : Debord,
« Notes pour le projet “Apologie” », LD op. cit., p.
246. Sur ce point, voir Emmanuel Guy, « Où l’on fait le portrait de
Guy Debord à travers ses livres et son jeu de la guerre », in ADG,
p. 182-184.
« Un combat inégal et sans pitié » : expression empruntée à Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Mancha
(1605), chapitre VIII du premier livre : « De la grande victoire
que le vaillant don Quichotte remporta dans l’épouvantable et incroyable
aventure des moulins à vent, avec d’autres événements dignes de mémoire
» (trad. L. Viardot, Paris, J.-J. Dubochet éd., 1837 ; ALW).« Enfant gâté...» : Debord , « Notes pour le projet “Apologie” », LD op. cit., p. 225.
§ 3
Maisons non pensées... : I.S. n°3, déc. 1959, repris dans GDO, p. 503. Shanghaï (The Shanghai Gesture),
Josef von Sternberg, 1941. C’est Omar (Victor Mature) qui prononce ces
mots à l’adresse de Poppy (Gene Tierney). L’extrait se trouve dans le
film La Société du spectacle, 1975, cf. GDO, p. 1235. L’original est le suivant :« My
father was an Armenian tobacco dealer who was far away, and my mother…
the less said about her the better. She was half French, and the other
half is lost in the dust of time » (« Mon père était un
marchand de tabac arménien, il était loin, et ma mère... moins on en dit
sur elle mieux cela vaut. Elle était à moitié française, et l’autre
moitié se perd dans la nuit des temps ». Omar poursuit :
« In short, I’m a thoroughbred mongrel. I am related to all the earth and nothing that’s human is foreign to me »
(« Bref, je suis un bâtard pur-sang. Je suis relié à la terre
entière et rien de ce qui est humain ne m’est étranger »).« Comme son tour... rien de bon » : phrase volée à Maurice Barrès, Sous l’œil des barbares, Paris, Émile-Paul, 1910, p. 64.« La porte ! » : Debord, MSYF, op. cit., p. 77.On Se L’Hegel En Enfer est un morceau de Pascal Comelade sur l’album El Cabaret Galàctic, DSA, 1995.
Page 16
§ 1
La terre tourne... : Debord, MSYF, op. cit., p. 85.Importance capitale : Debord, « Notes pour le projet “Apologie” », LD, op. cit., p. 218.Surprise-partie : Debord, MSYF, op. cit., p. 61.Sartre, La Nausée,
Paris, Gallimard, 1938, p. 84. Roquentin, le héros du livre, tient
mieux l'alcool que lui à cet âge : « Je ne vomis pas, quand je
suis saoul, mais ça vaudrait encore mieux » (ibid.). On peut aussi penser, puisque Debord en a recopié et archivé plusieurs extraits, à l’Organt
de Saint Just : « J’ai vingt ans ; j’ai mal fait ; je pourrai
faire mieux » (Louis Antoine Léon de Saint-Just, préface d’Organt, 1789, ALW).Connerie noire : GDC, vol. "0", lettre du 23 sept. 1951 à M.-G. Guillaumin.
Titre de sous-chapitre :
Tiré de La Nuit, voir ici p. 18, §2.
Page 17
§ 1
Goût puéril... : Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit., ADG, p. 211.Les trois sources à propos de Chez Moineau :
— Jean-Michel Mension, La Tribu, Paris, Allia, 1998 (entretiens)
— Patrick Straram, Les Bouteilles se couchent (1954), Paris,
Allia, 2006. Il s’agit d’une version réduite du manuscrit original, avec
des coupes « allant dans le sens de la légende situationniste,
quitte à faire d’une fiction où l’individuel l’emporte sur le collectif
un documentaire » (Michel Lacroix, « “Un sujet profondément
imprégné d’alcool”. Configuration éthylique, postures situationnistes et
détournement éditorial : Les Bouteilles se couchent de Patrick Straram », COnTEXTES [en ligne], n°6, sept. 2009) ;
— Ed Van der Elsken, La Vie folle, Paris, Xavier Barral, 2017, où l’automne 1952 chez Moineau se retrouve en couverture et p. 89-119 (plusieurs photos en ligne). Certains des protagonistes, comme le montre un passionné sur son site, apparaissent dans le film de Debord Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) ainsi que dans Le Signe du lion, tourné par Éric Rohmer la même année.Le café de la jeunesse perdue : Debord, In girum..., op. cit., GDO p. 1370. Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue,
Paris, Gallimard, 2007. En 1956, Chez Moineau change d’adresse pour
devenir un cabaret, 10 rue Guénégaud, où passent fantaisistes et
chanteurs (dont une Barbara débutante) tandis qu’on sert du couscous aux
clients.Personne n'était sûr... : Debord, In girum..., op. cit., GDO p. 1369. « Les gens avaient peur d’y aller », renchérit Mension dans La Tribu, op. cit.,
p. 28. Les cafés fréquentés par les situationnistes dans les années
cinquante ont disparu ou sont devenus des cafés à l'atmosphère
bourgeoise (voir La Palette, ici p. 88) et à la décoration
« repensée », comme le Mabillon, bld St-Germain.
§ 2
Peter Pan et Les Pieds Nickelés : Debord, MSYF, op. cit., p. 132 (lettre à Ivan Chtcheglov, dit Gilles Ivain).« C’était l’édifice social que je voulais attaquer dans ses bases » : Pierre François Lacenaire, Mémoires (1836), in Lacenaire, Mémoires et autres écrits, éd. de Jacques Simonelli, Paris, José Corti, 1991, p. 108.Dans Les Enfants du paradis,
Prévert fait dire à Lacenaire, qu’interprète Marcel Herrand :
« J’ai déclaré la guerre à la société » (Jacques Prévert, Les Enfants du paradis,
Paris, Arte-Gallimard, 2012, p. 23). L’esprit est juste mais la lettre
est plutôt celle de Pierre-Joseph Poulmann (voir note suivante).
Lacenaire avait par ailleurs écrit : « Je me résolus à devenir
le fléau de la société » (Mémoires et autres écrits, op. cit., p. 187).« J’ai
prouvé par mes études, disait Morisset, que la société n’avait pas le
droit de reprocher les crimes, parce qu’elle en commettait
journellement » : Lucien Morisset, cité par Jacques Simonelli
dans son Introduction aux Mémoires et autres écrits de Lacenaire, op. cit., p 15.En
revanche, contrairement à une idée répandue, Lacenaire n’est pas le
« héros de la vie moderne » dont parle Baudelaire en
1846 :« Le sublime B... ! Les pirates de Byron sont
moins grands et moins dédaigneux. Croirais-tu qu'il a bousculé l'abbé
Montès, et qu'il a couru sus à la guillotine en s'écriant :
“Laissez- moi tout mon courage !” » : Baudelaire, Salon de 1846 (ALW). Ce héros, c’est bien plutôt Pierre-Joseph Poulmann, un autre assassin justifiant ses actes par une guerre à la société.L’initiale
« B » est énigmatique (erreur de composition ?) mais la
mention qui suit laisse peu de doutes : Baudelaire se réfère au
compte-rendu par la Gazette des Tribunaux du 7 février 1846 de
l’exécution de Poulmann qui, comme Lacenaire le mois précédent, n’a pas
voulu de l'assistance de l'abbé Montès. « Malheureux !
reprit Poulmann, vous voulez donc abattre mon courage ! »,
lit-on dans ce journal.Poulmann était bien un « assassin romantique ». « La société, écrit Le Moniteur
du 26 janvier 1844, l'a jeté innocent dans les bagnes, eh bien, il a
déclaré la guerre à la société ; il n'hésite devant aucun
forfait ». Éléments tirés de : Dolf Oehler, « Le
Caractère double de l'héroïsme et du beau modernes. À propos de deux
faits divers cités par Baudelaire en 1846 », Études baudelairiennes, vol. 8, 1976 [en ligne], p. 187-216.Traduction
de ce pastiche, clin d'œil à celui de Villon par Debord (GDO, p.
1667) : « Des vagabonds occupés à boire sans trembler,
nez-à-nez avec femmes et voleurs ». Lacenaire n’écrivait pas dans
ce style et avait appris l’argot en prison, sur le tard ; il s’agit
donc en réalité d’un pastiche de Lacenaire pastichant Vidocq, cf. les Argotiques des Mémoires et autres écrits de Lacenaire, op. cit., p. 179-181.
§ 3
Debord affirme la certitude de rester dans l’histoire dès 1955, à
l’occasion d’un premier bilan (ce qui ne signifie pas oublier les
dizaines d'agitateurs qui ont pronostiqué la même chose et dont plus
personne ne parle : il faut bien que de temps à autres il y ait un
devin qui réussisse) : « Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch n°22, 9 sept. 1955, co-signé avec G. J. Wolman (et déjà avec une dimension autobiographique) ; repris dans GDO, p. 198.Fondation de l'Internationale lettriste : l’article « I. L. » est l’un des meilleurs articles consacrés par Wikipedia [en ligne] à la « galaxie » Debord.
Page 18
§ 1
GDC, vol. “0”, lettre à Isou du 22 déc. 1954. Dans Les Enfants du paradis,
Lacenaire dit en regardant les passants : « C’est vrai qu’ils
sont laids (Soupir). J’aimerais en supprimer le plus possible »
(Prévert, Les Enfants du paradis, op. cit., p. 23). La
presse avait surnommé Lacenaire, à l’époque de son procès le « Don
Juan de l’assassinat » car il « arborait, à la stupéfaction
générale, une belle physionomie distinguée, opposant ainsi à la
rassurante concordance entre le physique et le moral, une troublante
discordance » : Anne-Emmanuelle Demartini, « Portraits
d’un décapité. Crime, science et vérité dans l’affaire Lacenaire »,
in Fictions et vérités assassines, S. Coyault dir., Clermont-Ferrand, Presses Univ. Blaise Pascal, 2013, p. 313).Grands pieds : « Histoire de l’internationale lettriste » (1956), in Debord, Enregistrements magnétiques (1952-1961), éd. de J.-L. Rançon, Paris, Gallimard, 2010, p. 51 — en réponse à l’article de Simone Dubreuilh dans Libération du 31 janvier 1952 à propos du Traité de bave et d’éternité d’Isou.
§ 2
« Ses gestes... » et « une inadhérence... » : Michèle Bernstein, La Nuit (1961), Paris, Allia, 2013, p. 65 et 69.La menace... : Bernstein, La Nuit, op. cit., p. 129.Le vicomte de Valmont et Cécile de Volanges sont des personnages des Liaisons dangereuses. Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres, Pierre Choderlos de Laclos, 1782 (ALW).Complicité et désinvolture : Bernstein, La Nuit, op. cit., p. 151
§ 3
Demander la revue : Debord, Correspondance, vol. 2 : septembre 1960 - décembre 1964,
Paris, Arthème Fayard, 2001, lettre du 14 mai 1962 à un quidam :
« Nous vous enverrons GRATUITEMENT, comme à tant d’autres, des
numéros antérieurs de l’I. S. si vous les demandez sur un autre
ton ».
Page 19
§ 1
Martine, Simone et Marx : paraphrase de Debord, respectant
l’esprit mais pas la lettre (il donne d’autres exemples de ces sortes de
dédoublement) : Debord, « Théorie situationniste », GDO
p. 463 (la phrase en italiques qui clôt le paragraphe, confirmation du
donquichottisme déjà évoqué de Debord, est tirée du même texte — une
note inédite de 1959). Dans ses Mémoires de 1958, Debord avait
déjà collé, dans le même ordre d’idées, un extrait d’interview de James
Dean où l’acteur disait : « On pense à tant de choses à la
fois (...) Comment résister à ce qui nous assaille en
permanence ? » (source donnée par Debord dans « Origine
des détournements... », 1986, op. cit., GDO p. 431).
§ 2
« Un putsch culturel pendant que vous dormez » : tract de 1959, GDO, p. 493. On
voit parfois « situationnisme » et
« situationniste » écrits avec une majuscule, mais Guy Debord
n’en mettait pas, hors le cas de l’abréviation « I. S. »
désignant la revue et le groupe du même nom.« Il n’y a pas
de situationnisme, ni d’œuvre d’art situationniste, ni davantage de
situationnisme spectaculaire » : Raoul Vaneigem, « La
cinquième conférence de l'I. S. à Göteborg », I.S. n°7, avril 1962.
Titre de sous-chapitre :
Debord, Manifeste pour une construction de situations (1953), GDO p. 111 (repris ici p. 21, §3). § 3
La photographie de ce graffiti, donnée ici p. 23, figure dans GDO, p. 89.« Ah !
passez, Républiques de ce monde ! Des empereurs, Des régiments,
des colons, des peuples, assez ! (…) À nous !
Romanesques amis : ça va nous plaire. Jamais nous ne
travaillerons » : Qu’est-ce pour nous mon cœur…, Arthur Rimbaud, 1872, poème inspiré par la Commune ; ALW.
§ 4
Robert Louis Stevenson, Une apologie des oisifs (1877),
trad. fr., Paris, Allia, 1999. L’idée se retrouve chez Günther
Anders : quand son travail a cessé, le salarié « est incapable
de s’occuper lui-même » (L’Obsolescence de l’homme t. 1. Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle [1956] Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances/Éd. Ivrea, 2002, p. 161).
Page 20
§ 1
Paul Lafargue, Le Droit à la paresse. Réfutation du droit au travail de 1848 (1880), ALW.
§ 3
Breton, Nadja, Paris, Gallimard Folio, 1964,
p. 61. Breton ajoute : « L’événement dont chacun est en droit
d'attendre la révélation du sens de sa propre vie, cet événement que
peut-être je n'ai pas encore trouvé mais sur la voie duquel je me
cherche, n'est pas au prix du travail » (ibid.). Anselm Jappe, après avoir également pensé à Rimbaud, illustre la filiation surréaliste avec un numéro de La Révolution surréaliste qui annonçait « Et guerre au travail » (Jappe, Guy Debord
[1992], Paris, La Découverte, 2020, p. 128). Mais l’élégant mannequin
en couverture y désamorce un tantinet la charge politique...Ressemblances
et dissemblances entre surréalistes et situationnistes. Les
situationnistes (qui ne mettaient pas de majuscule non plus à
« surréalistes ») constataient que « le monde moderne a
rattrapé l'avance formelle que le surréalisme avait sur lui ». Ils
en voulaient pour preuve les premiers ordinateurs capables d’imiter
l’écriture automatique et les séances de brainstorming dans les conseils
d’administration et même à la police. Source : « Amère
victoire du surréalisme », texte collectif paru dans I. S. n°1,
juin 1958, avec en complément une lettre de Debord à Constant
(l’artiste hollandais Constant Nieuwenhuys, 1920-2005, co-fondateur de
CoBrA avec Asger Jorn entre autres artistes) où l’on peut lire :
« le surréalisme s’est présenté comme une entreprise totale,
concernant toute une façon de vivre. C’est cette intention qui constitue
son caractère le plus progressif, qui nous oblige maintenant à nous
comparer à lui, pour nous en différencier ».Dans le numéro
suivant, le texte « Suprême levée des défenseurs du surréalisme à
Paris et révélation de leur valeur effective » mettra les points
sur les i : « L’occultisme, la magie, la platitude
humoristique, la passion d’un insolite toujours pareil à lui-même, sont
les déchets dont le surréalisme nous a encombrés dans sa longue
vieillesse » (I. S. n°2, déc. 1958, repris dans GDO, p. 373).Manifeste contre le travail, publié par la revue allemande Krisis fondée en 1986 par Robert Kurz, Norbert Trenkle, Ernst Lohoff, Roswitha Scholz et Peter Klein en 1999 [en ligne sur Palim Psao].En matière de connexions postérieures à 1952 faudrait aussi mentionner, moins connu, le supplément au n°2 de la revue Pour l'organisation conseilliste,
intitulé « Ne travaillez jamais : pour la subversion
généralisée par la généralisation de toutes les subversions » et
publié fin 1971 par le Groupe Révolutionnaire Conseilliste d'Agitation
(GRCA), éphémère organisation où se trouvaient d’anciens
situationnistes.
§ 4
Paresse : Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit.,
ADG, p. 210 — à ceci près que l’original, qui relève des chleuasmes
(les auto-dénigrements), est rédigé à la troisième personne du
singulier. Même insistance sur sa paresse, cette fois à la première
personne directement, dans Panégyrique 1, op. cit.,
GDO, p. 1668. « Si la vie est un grand songe, écrivait Li Po [voir
ici, pour la connexion avec Debord, la note de la p. 25 § 1], à quoi bon
la gâcher en se donnant du mal ? » (Réveil de l’ivresse un jour de printemps, in Daniel Giraud, Ivre de Tao. Li Po, voyageur, poète et philosophe, en Chine, au VIIIème siècle, Paris, Albin Michel, 1989, p. 116). Se faire entretenir : Debord, MSYF, op. cit.,
p. 72. Il est tentant de de souvenir, ici, de l’exclamation que lança
André Malraux à sa riche épouse Clara : « Vous ne croyez tout
de même pas que je vais travailler ? » (Clara Malraux, Le Bruit de nos pas, t. II : Nos vingt ans, Paris, Bernard Grasset, 1966, p. 111).Argent des parents : Bernstein, La Nuit, 1961, op. cit. p. 144.La comparaison « Hollywood en Provence » provient de la chanson de David McNeil Magicien, sur son album Funky-punky, RCA, 1978.
La phrase exacte de Benda, tirée de son Belphégor,
est : « La philosophie, pour être bien servie, veut le célibat
de ses prêtres » ; Antoine Compagnon la cite dans Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 300.Sur
le refus du travail comme « manifestation d'un dédain
aristocratique [et] luxe d'une petite minorité », voir Jean-Marie
Vincent, « La Domination du travail abstrait », Critiques de l’économie politique, nv. série n°1 : « Travail et force de travail », oct.-déc. 1977, éd. François Maspero, p. 19-49 [en ligne sur Palim Psao].
Page 21
§ 1
« Mon origine familiale » : GDC, vol. 5, lettre du 30 avr. 1974 à la caisse de retraite.
§ 2
Lacenaire, Mémoires (1836), op. cit., p. 90.
§ 3
Sur l’absence d’envie, voir Debord, « Notes pour le projet “Apologie” », LD, op. cit.,
p. 251. On peut rapprocher ce passage de la remarque que fait Theodor
W. Adorno en 1945 : « Celui qui ne demande rien est presque
suspect » (Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée [1951], Paris, Payot, 1980, p. 20).
Pour passer à des auteurs que Debord affectionnait, Bossuet a plusieurs
fois critiqué l’envie, l’un des sept péchés capitaux de la religion
catholique, notamment dans son Sermon sur l'ambition, prêché au
Louvre le 19 mars 1662 (ALB). Il y salue la clairvoyance dont faisait
preuve Saint Augustin en écrivant dans le livre XIII de la Trinité que « la félicité demande deux choses : pouvoir ce qu'on veut, vouloir ce qu'il faut » (posse quod velit, velle quod oportet).Machiavel, quant à lui, assurait dans la même veine :« La
nature a doué [l’homme] de la faculté de vouloir et de pouvoir tout
désirer ; mais la fortune ne lui permet que d’embrasser un petit nombre
d’objets. Il en résulte dans le cœur humain un mécontentement
continuel ». Ainsi la ruine de Savonarole (brûlé vif Piazza della
Signoria en 1498 après avoir régné sur Florence) puis celle de Soderini
(chassé de Florence en 1512 après avoir joué les Français contre les
Médicis) « n’eut d’autre cause que de n’avoir pu ni su vaincre
l’envie » : Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1532, trad. fr., Paris, Charpentier et Cie, 1825, ALW).
Omar Khayyám était du même avis : « Si tu es, en ce monde à la recherche de ce Dont tu as besoin pour te nourrir ou te vêtir, tu es bien excusé Mais tout le reste ne valant rien, Garde-toi de perdre ta précieuse vie pour l’acquérir »(Khayyám, Robâiyât,
trad. fr. de Hassan Rezvianian, Paris, Imprimerie nationale, 1992, p.
38). Plus loin, plus simplement : « Limite ta cupidité, tu
vivras content » (ibid., p. 52).
Enfin, on trouve aussi cette volonté de ne pas désirer les choses chez
les bouddhistes, où « les interdits mentaux sont au nombre de
trois : s’abstenir d’envie, de mauvais vouloir et de vue erronée.
Il serait plus correct de dire s’abstenir de se placer en situation
d’envie, autrement dit éviter la tentation ou tout au moins travailler à
ne pas s’attacher à des objets extérieurs » (Raphaël Liogier, Le Bouddhisme et ses normes. Traditions – modernités, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2006, p. 20).Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives, trad. fr. de Stone Age Economics
(1972), Paris, Gallimard, 1976, p. 49. Anselm Jappe regrette que
Sahlins, dans ce livre, ne fasse qu’effleurer le fait que les sociétés
prémodernes ne distinguent pas le « travail » des autres
activités (Jappe, Les Aventures de la marchandise, Paris, Denoël, 2003, p. 243).Notons
que Jean Baudrillard utilise également Sahlins dès 1970, mais écrit,
lui, « travail » entre guillemets. Chez les primitifs, dit-il,
« aucune monopolisation, quelle qu'elle soit, de la nature, du
sol, des instruments ou des produits du “travail”, ne vient bloquer les
échanges et instituer la rareté » : Baudrillard, La Société de consommation, ses mythes et ses structures, Denoël (Folio) 1970, p. 91.Karl
Polanyi l’avait déjà remarqué en 1944 : dès qu’un marché du
travail est établi quelque part, la menace de mourir de faim fait son
apparition, comme on l’a vu dans nombre de pays colonisés — c’est
pourquoi « la société primitive est, en un sens, plus humaine que
l’économie de marché » (Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. fr., Paris, Gallimard, 1983, p. 235-236).« Non, dit Gilles, je me promène. Principalement, je me promène » : Michèle Bernstein, Tous les chevaux du roi (1960), Paris, Allia, 2004. Le titre de ce roman est tiré d’un couplet d’Aux marches du palais, chanson populaire française du XVIIIe siècle : « Dans le mitan du lit La rivière est profonde, lon la Tous les chevaux du Roi Pourraient y boire ensemble, lon la ».Parler dans le noir : Debord, « Les Environs de Fresnes » (1952), in Enregistrements magnétiques, op. cit., p. 10.Salaire : Christophe Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord 1931-1994, Paris, Plon, p. 157.Debord salarié en tant que réalisateur sur son film Critique de la séparation : Debord, Correspondance, vol. 1 : juin 1957 - août 1960, Paris, Arthème Fayard, 1999, lettre du 24 août 1959.Impossibilité
de venir à un rendez-vous pour cause de « réalité du travail, et
notamment du travail en équipe » pendant le tournage de La Société du spectacle : GDC, vol. 5, lettre du 11 mai 1973.Sur l’enregistrement de la voix off : GDC, vol. 5, lettre du 30 août 1973.GDC, vol. 4, lettre du 23 déc. 1972 : « Supprimer le travail (…) est encore quelque peu un travail ».Proverbe espagnol d’origine : El beber es hidalgo, y el comer es villano. Debord le détourne dans sa lettre à C. Sébastiani, du 3 juin 1986 : Debord, Correspondance, vol. 6 : janvier 1979 - décembre 1987,
Paris, Arthème Fayard, 2007. Montaigne mettait déjà la lecture à la
première place quand il faisait la liste des trois choses les plus
importantes de la vie. Outre le commerce des femmes et celui des amis,
« celuy des livres, qui est le troisiesme, est bien plus seur et
plus à nous. (...) C’est la meilleure munition que j’aye trouvé à cet
humain voyage » (Michel de Montaigne, Essais [1595], Livre III, chap. 3 : « De trois commerces », Paris, PUF, 1965 ; ALW).
Page 22
§ 1
Le renouveau actuel de l’hostilité au travail est observé par Anselm Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit.,
p. 200, point de vue qu’il développe dans sa conférence
« Trajectoires du capitalisme. Du “sujet automate” à l’automation
de la production », prononcée le 30 nov. 2011 à l’ENS
d’architecture Paris-Malaquais au colloque « Politique computationnelle
et architecture : de la Digital Philosophy à la fin du travail » [en ligne sur Palim Psao].
Titre de sous-chapitre :
Voir plus bas, p. 24.
§ 2
Le Fond de l'air est rouge. Scènes de la Troisième Guerre mondiale (1967-1977) est un film réalisé par Chris Marker en 1977. Pour
un aperçu historique de cette opposition, voir Richard Gombin,
« Communisme de Parti et communisme de Conseils : l'exemple de
la République de Weimar », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n°23, p. 32-43 [en ligne]. Ce
rapprochement ne dura guère. Lefebvre (1901-1991) rejoindrait bientôt,
aux yeux des situationnistes, les rangs de ces « cuistres de la pensée
soumise, faquins de la récupération [et autres] paltoquets modernistes
de l’intégration sociale » qui pullulent à l’université (René
Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations,
Paris, Gallimard, 1968, p. 29). Quant au groupe Socialisme ou barbarie
(dont Debord assista à quelques réunions en 1960 et 1961), Alice
Becker-Ho le fréquentait déjà. Par ailleurs, Gilles, le héros du roman
de Michèle Bernstein La Nuit (1961), lit Socialisme ou barbarie (la revue du groupe, lancée en 1949).Rosa Luxemburg a utilisé la formule « Socialisme ou barbarie » comme titre du premier chapitre de La Crise de la social-démocratie, un texte de 1915 connu sous le nom de Brochure de Junius
car elle avait dû le publier sous pseudonyme. Elle y précise :
« Friedrich Engels a dit un jour : “La société bourgeoise est
placée devant un dilemme : ou bien passage au socialisme ou rechute
dans la barbarie” » (ALM, en ligne).
En fait, Engels n’a pas été aussi clair : pour des détails, voir
Michael Lowy, « L’Étincelle s'allume dans l'action », 13 févr.
2011 (en ligne).Une vingtaine de membres : Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 77-78.Épuration : GDC, vol. 1, lettre du 13 août 1960.Désinvolture : GDC, vol. 2, lettre du 21 janv. 1964.Renaud, Sans zikmu,
Paris, Champ libre, 1980. Dès 1977, Debord signalait Renaud à Gérard
Lebovici, et deux ans plus tard s’enthousiasmait pour le publier et le
relire : GDC, vol. 6, lettre du 12 sept. 1979. Après la
publication, l’affaire tournera court à coup de lettres d’insultes entre
le chanteur et Gérard Lebovici ; dès 1980 Debord parle dans ses
lettres de « feu Renaud » ou le trouve « décevant »
(GDC, vol. 6, lettre du 13 juin 1980).
§ 3
« Pas de grâce » : André Breton, Second Manifeste du surréalisme, 1930, in Œuvres
I, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1988, p. 821. Dans
l’avertissement de la réédition de ce manifeste en 1946, Breton s’en
excuse : « la véhémence de l’expression y paraît quelquefois
hors de proportion avec la déviation, l’erreur ou la “faute” que [ces
pamphlets] prétendent flétrir » (ibid., p. 836).Vocabulaire militaire : Breton, Pourquoi je prends la direction de « La Révolution Surréaliste », 1925, in Œuvres I, op. cit., p. 905.
Page 23
Légende de la photo
Louis Buffier, fondateur des éditions Lyna, avait utilisé cette
photo du graffiti en 1963 pour en tirer une carte postale avec la
légende « Les conseils superflus », et le n°8 d’I. S.
l’avait reproduite, en la recadrant comme ici de manière à ôter la
légende. Buffier, via le Cercle de la Librairie, avait alors réclamé des
indemnités, ce qui lui avait valu une réponse argumentée : cette
légende, écrivit Debord, « jette le plus ironique discrédit sur
mon inscription, et par voie de conséquence ma pensée et celle du
mouvement situationniste dont j’ai l’honneur de diriger actuellement la
revue en langue française » (GDC, vol. 2, lettre du 27 juin 1963,
reprise dans GDO p. 90-92).
Page 24
§ 1
Critiques cliché : Breton, Alentours III, 1929, in Œuvres I, op. cit., p. 951.
§ 2
GDC, vol. 5, lettre-pastiche au Grand Duc de Toscane (en fait un ami florentin) du 9 avr. 1974.Pastiches « classés X » : GDC, vol. 5 durant l’année 1974.Recette des œufs : GDC, vol. 2, lettre du 17 nov. 1964.
§ 3
Le « texte humoristique de Chaval, que les situs à
ce moment-là ont considéré comme la meilleure plaisanterie qui résumait
toute l’I. S. » : Debord, Correspondance, vol. 7 : janvier 1988 - novembre 1994, Paris, Arthème Fayard, 2008, lettre du 5 juin 1989. Chaval, Le Club des méprisants, Paris, Jean-Jacques Pauvert éd., 1967, repris dans Chaval, Les Gros Chiens, Paris, Climats, 1990.
§ 4-5
Résumés et extraits des articles IV, XI et XII du Règlement pour une Société de plaisir (vers 1520), in Œuvres littéraires de Machiavel, Paris, Charpentier, 1884 (ALW).
§ 6
« Méchant » : Ralph Rumney, Le Consul,
Paris, Allia, 1999, p. 28. « Brutalité extrême de caractère (tant
de ruptures) », notait Debord dans son ébauche
d’autoportrait : (« Les Erreurs et les échecs... », op. cit., ADG, p. 209).
Page 25
§ 1
Breton et les anciens disciples : « Cette mauvaise réputation... », 1993, GDO, p. 1815.Affaires masculines : entretien avec Laurence Le Bras, mai 2021.« Être libre seul » : GDC, vol. 2, lettre du 21 janvier 1964.
Titre de sous-chapitre :
C'est un vers de Li Bai (alias Li Po) tiré (comme la première phrase de la section) d’Un jour de printemps, le poète exprime ses sentiments au sortir de l’ivresse (vers 750), Poésies de l’époque des Thang (VIIe, VIIIIe et IXe siècles de notre ère)
trad. et présentées par le marquis d'Hervey-Saint-Denys, Paris, Amyot,
1862 ; ALG (rééd. Champ Libre, 1977). De Li Po, surnommé « le
poète ivre », l’abbé Amiot disait : « Comme ses ouvrages
lui avaient fait des admirateurs dans toutes les parties de l’Empire, on
lui passait tout, jusqu’à ses folies les plus indécentes »
(Joseph-Marie Amiot, Mémoires concernant l'histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois, t. V, Paris, Nyon, 1780, p. 403 ; ALA).
§ 2
Omar Khayyám, Quatrains, ALG, op. cit.
Daniel Giraud, biographe et traducteur de Li Po, trouve beaucoup de
points communs entre ces deux poètes, y compris des résonances taoïstes
chez Khayyám (Giraud, Ivre de Tao, op. cit., p. 13-14). « Ivrognerie » : Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit., ADG, p. 209.Révélation de 1989 : Panégyrique 1, op. cit., GDO, p. 1669.Excuses, accompagnées d’une citation de la chanson À Recouvrance, dite la Complainte de Jean Quémeneur, composée par Henri Ansquer vers 1900 : GDC, vol. 2, lettre du 28 août 1962 à Michèle Mochot-Bréhat.
§ 3
Nombre de litres : Debord, « Notes pour le projet “Apologie” », LD, op. cit.,
p. 251. Consommation élevée, même si en 1952 le degré moyen d’alcool
dans une bouteille de vin français était de 10,5 (Georges Malignac,
« La Consommation des boissons alcoolisées depuis 1950 », Économie et Statistique,
vol. 23, n°7, 1968) contre 13 au début des années 2020. On peut trouver
davantage dans le monde des letttres françaises, par exemple chez
Alfred Jarry : au moins cinq litres de vin quotidiens et l’absinthe
(80°) remplaçant le rhum (40°), sans compter l’éther (que consommaient
aussi certains clients de Chez Moineau, mais pas Debord) : Julien
Schuh, « Jarry était-il un “alcoholique” ? », XVIe Colloque
des Invalides, nov. 2012, p. 161-169 (en ligne sur HAL). Précisons aussi que Jarry est mort à 34 ans.
Années Moineau : Mension, La Tribu, op. cit., p. 54.« L’alcoolique
est à la recherche de l’avant-dernier verre », déclare Gilles
Deleuze à « B comme Boisson » de son Abécédaire, car
« le dernier le mettrait hors de son arrangement » (pour
aujourd’hui). L’alcool, ajoute Deleuze, aide à « percevoir ce qui
est trop fort dans la vie », ce qui n’est pas totalement éloigné
(mais moins précis) que ce qu’en dit Debord (L'Abécédaire de Gilles Deleuze, Pierre-André Boutang, 1988-1989).« Je
me souviens de certains de ses départs où il était vraiment limite, dit
Mension de Debord, mais pas le verre de trop, alors que moi c’était les
verres de trop » (La Tribu, op. cit., p. 54).« Obstination... » : intertitre du film de Brigitte Cornand Guy Debord, son art et son temps, 1994, textes du film repris dans GDO, p. 1878.« Le
vin rouge et la négation dans les cafés » apparaissaient à Debord
et ses amis, durant ces années 1950, comme « les vérités premières
du désespoir » : « Pour en finir avec le confort
nihiliste », op. cit., GDO, p. 101.L’expression « n’importe quel jaja » est tirée de la chanson de 1955 Je bois
(paroles de Boris Vian, dont l’un des frères, Alain, avait décoré La
Méthode, bar de la rue Descartes qui accueillerait un temps, en 1958,
les réunions situationnistes, cf. tracts
sur le site des éd. Allia), et la suite de la phrase est empruntée à
Chateaubriand (« Avec cela on peut chanter Lalagé, se couronner de
lis, qui vivent peu, parler de la mort en buvant le falerne, et livrer
au vent les chagrins » : Voyage en Italie [1828], Genève, Droz, 1968, p. 138).Beuverie : GDC, vol. 6, lettre du 22 janv. 1981.
Page 26
§ 2-3
Emile Tardieu, L’Ennui. Étude psychologique, Paris, Alcan, 1903, p. 265 (ALG).
§ 4
« J’aime R[esnais] autant que l’on peut aimer un
artiste aujourd’hui », GDC, vol. 2, lettre du 25 oct. 1960 à
Patrick Straram. Hiroshima mon amour est un film d’Alain
Resnais sorti en 1959, sur un scénario et des dialogues de Marguerite
Duras. La phrase d'origine est prononcée par Emmanuelle Riva :
« C’est à Nevers que j’ai été le plus jeune de toute ma
vie… » : Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard Folio 1960, p. 56.« Buvons, jamais nous ne boirons si jeunes » : Adrien de Montluc, La Comédie de proverbes, II, 3 (1616), modifié dans Panégyrique 1, op. cit.,
GDO, p. 1667. Omar Khayyám était plus direct : « Ô homme
attristé ! bois du vin pour te réjouir/ Pour te libérer de
l’angoisse du Temps » (Robâiyât, op. cit., p. 160).Compagnon, Les Antimodernes, 2005, op. cit., p. 411.« Le vrai goût... » : Panégyrique 1, op. cit.,
GDO, p. 1669. On songe à Li Po, qui « utilisait l’alcool comme
éclaircissement de la conscience, pour l’évanouissement du “moi” et
l’épanouissement du “soi” » (Giraud, Ivre de Tao, op. cit.,
p. 10). Et là encore à Omar Khayyám : « Je veux m’affranchir
un instant de moi-même/ C’est pourquoi je bois et m’enivre » (Robâiyât, op. cit., p. 138).« La
constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne
puis asseurer mon object. Il va trouble et chancelant, d’une yvresse
naturelle. Je le prens en ce point, comme il est, en l’instant que je
m’amuse à luy. Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non
un passage d’aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept
ans, mais de jour en jour, de minute en minute » : Michel de
Montaigne, Essais (1595), Livre III, chap. 2 : « Du repentir », Paris, PUF, 1965 ; ALW. Les Essais se trouvent dans la bibliothèque de Debord.« Ivrogne
sombre » : GDC, vol. 6, lettre du 3 sept. 1981. L’Homme,
d’après Hegel, « ne peut être vraiment humain que parce qu’il doit
et peut mourir ». Le suicide est « la manifestation la plus
évidente de la Liberté » : Alexandre Kojève Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 516.Cette
forme de suicide ne doit pas être confondue avec le « suicide
triste » décrit par Durkheim, suicide consubstantiel aux sociétés
du capitalisme avancé : « Est-il vrai que le bonheur de
l'individu s'accroisse à mesure que l'homme progresse ? Rien n'est plus
douteux. (...) Le vrai suicide, le suicide triste, est à l'état
endémique chez les peuples civilisés » (Émile Durkheim, De la division du travail social [1897], chap. 1 du Livre II ; ALU).« Concession nihiliste », puisque Debord a écrit en 1953 Pour en finir avec le confort nihiliste (op. cit.).Hegel
affirme que la possibilité de se suicider, donnée à l’homme conscient
de lui même, réalise « l’apparition de la liberté pure (du moins en
puissance) vis à vis de tout donné en général » à commencer par ce
donné naturel qui est d’être un animal mortel » (Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 517 et 492).Anselm
Jappe rappelle que Debord, qui « fait partie des rares
hégélo-marxistes français », a revendiqué « avec fierté »
l’influence de Hegel (Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit.,
p. 164). En revanche, Debord a rejeté Sartre, alors même, dit Jappe,
qu’on trouve des traces du « climat culturel » existentialiste
dans ses écrits (ibid ; effectivement, voir ici les notes
des p. 16, 33, 71, 121). Confirmation chez Jonathan Crary :
« Il serait vain de prétendre que La Société du spectacle de Debord n’a pas été marquée par certaines formulations de Sartre dans la Critique de la Raison dialectique » (Crary, 24/7. Le Capitalisme à l'assaut du sommeil [trad. fr. de 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep, 2013], Paris, La Découverte, 2014, p. 131 ; Sartre, Critique de la Raison dialectique, t.1 Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard [1960], 1985).
Vincent Descombes signale par ailleurs que Sartre a puisé lui aussi
une certaine manière de concevoir la « négation » chez Kojève,
de manière à parvenir à une « définition négative de la
liberté » : « La liberté a pour essence la négativité ou,
comme dit Sartre le pouvoir de “néantiser” », c’est-à-dire le
pouvoir de dire non » (Vincent Descombes, Le même et l'autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 65).Sans
oublier, dans cette lignée, Isidore Ducasse, alias Lautréamont, qui
écrivait : « On ne peut juger de la beauté de la vie que par
celle de la mort », puis quelques pages plus loin « On ne
peut juger de la beauté de la mort que par celle de la vie » (Poésies II, Paris, Librairie Gabrie, 1870, ALW).Le dandy : Descombes, Le même et l'autre, op. cit.,
p. 48. Dans la même veine, Sartre cite J. Crépet, l'éditeur des œuvres
posthumes de Baudelaire, qui « a pu dire à juste titre que “le
suicide est le suprême sacrement du dandysme”. Mieux encore, le dandysme
est un “club de suicidés” et la vie de chacun de ses membres n'est que
l'exercice d'un suicide permanent » (Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, p. 185).
§ 4
Le lien entre mémoire involontaire, Bergson, Proust et Baudelaire est développé par Walter Benjamin dans son Baudelaire
(1923), éd. établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et
Clemens-Carl Härle, Paris, La Fabrique, 2013, p. 1021-1022. Roland
Barthes, lui, qualifie de « construction à tiroirs » la
mémoire involontaire chez Proust (Barthes, Marcel Proust. Mélanges, Paris, Éd. du Seuil, 2020, p. 66 du cahier de fiches).Dans
le cas de Debord, la ressemblance avec Proust ne s'applique qu'à cette
mémoire involontaire et pas du tout au pouvoir de « retrouver le
temps » en l'écrivant ou en le réécrivant (sur ce point, il
vaudrait mieux aller voir du côté de Scott Fitzgerald, dont nombre
d'écrits décrivent le sentiment d'irrémédiabilité radicale qui saisit
leurs personnages à la pensée de ce qu'ils ont vécu par le passé).
Page 27
§ 1
Au-dessous du volcan est un roman de Malcolm Lowry (Under the volcano, 1947, trad. fr. 1949 ; Ralph Rumney, cité plus tôt, doit le surnom de « Consul » à son personnage principal), Phèdre une tragédie de Jean Racine (1677) et Johnny Guitar
un film de Nicholas Ray (1954). Le récit d’ivresse (à Cagnes sur Mer)
qui les connecte se trouve dans GDC, vol. 2, lettre du 31 oct. 1960 à
Patrick Straram.
Sur les « constellations » d’Aby Warburg, qui datent de la fin des années 1920, voir L’Atlas Mnémosyne, trad. fr., Paris, L'écarquillé/INHA, 2012.
Mnémosyne, dans la mythologie grecque, est la déesse de la Mémoire.« Comment
je perçois l’art ancien - ou comment les visages désirables y
réapparaissent » : Debord, « Notes pour la préparation
des films La société du spectacle et ln girum imus nocte et consumimur igni »
(entre 1973 et 1976), LD, p. 96. « … le plaisir fut plus profond
et devait exercer sur Swann une influence durable, qu’il trouva à ce
moment-là dans la ressemblance d’Odette avec la Zéphora de ce Sandro di
Mariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire de
Botticelli… » (Marcel Proust, Du côté de chez Swann [1913], ALW).
§ 2
« C’est le plus fameux des hommes obscurs » : Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit.,
ADG, p. 209. L’antithèse associant « fameux » à
« obscur » s’applique bien à Debord sans pour autant plagier
le « Qui latuit bene vixit » que Descartes avait pris pour devise (« Vivre ignoré, c’est vivre heureux », tiré des Tristes
d’Ovide, livre III, dans la trad. de M. Nisard en 1838). On serait plus
proche de « Pour vivre heureux, vivons cachés », morale
finale de la fable du Grillon (1793), si son auteur Jean-Pierre
Claris de Florian avait salué la faculté du grillon à faire entendre
son chant à tout le monde sans se laisser attraper, à l’inverse du
papillon occupé à briller au grand jour ; mais il ne la salue pas.Le peignoir bordeaux : Mension, La Tribu, op. cit., p. 54.
Politesse et ponctualité : GDC, vol. 5, lettre du 21 févr. 1974.
Jus de fruit : GDC, vol. 2, lettre du 30 avr. 1963.
Rendez-vous à la terrasse du Flore : GDC, vol. “0”, lettre du 30 mars 1957 à Asger Jorn.Trajet postal incriminé : Paris-Arles ; GDC, vol. 7, lettre du 8 févr. 1990.
Page 28
§ 1
Faire-part de naissance : GDC, vol. 2, lettre du 14 nov. 1962.
Le tricot : GDC, vol. 5, durant l’année 1974.
Consolation : Debord, Correspondance, vol. 7 : janvier 1988 - novembre 1994, Paris, Arthème Fayard, 2008, lettre du 8 oct. 1989.
Le vaccin : GDC, vol. 6, lettre du 19 janv. 1982.
Animaux : BnF, Fonds G. D., carton L’Amour des étrangères, notes de travail. « Nevermore » est le mot que prononce inlassablement le corbeau dans le poème en prose Le Corbeau d’Edgar Allan Poe (The Raven, 1845) et qui signifie « jamais plus » :
« Alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner
les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens
jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau
des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus
! » (trad. fr. Charles Baudelaire, in Poe, Histoires grotesques et sérieuses, Paris, Michel Lévy frères, 1871, ALW).
§ 2
Invitations : à Annie Lebrun (GDC, vol. 7, lettre du 26 sept. 1988), à Ricardo Paseyro, ibid., lettre du 31 oct. 1989). À la même époque, il félicite Marc Dachy pour son livre Journal du Mouvement Dada 1915-1923, Genève, Albert Skira, 1989.La grande presse : VSD, par exemple, cf. GDC, vol. 6, lettre du 23 nov. 1979.Trust : ibid., lettre du 25 juin 1980. Le groupe venait de sortir sa chanson la plus connue, Antisocial (« Tu bosses toute ta vie pour payer ta pierre tombale/Tu masques ton visage en lisant ton journal »…, album Répression, CBS, 1980).
§ 3
« Après avoir entendu des choses pareilles, il faut boire un grand coup, dis-je » : Michèle Bernstein, Tous les chevaux du roi, 1961, op. cit.
Titre de sous-chapitre :
GDC, vol. 2, lettre à N. Beaurain à l’automne 1963.
§ 3
De la misère en milieu étudiant considérée sous ses
aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment
intellectuel et de quelques moyens pour y remédier. Édition originale : Supplément à 21-27 Étudiants de France n°16, Strasbourg, 1966. Fac-similé de l’original en ligne. Rééd. par les Éditions d’une plombe du mat’ en ligne.
La rédaction de ce texte s’est trouvée plus tard revendiquée par
Mustapha Khayati, ce que contestera Debord en le qualifiant de
« larbin » et en lui rappelant que cette rédaction a été
collective : GDC, vol. 5, lettre du 19 oct. 1976.L’origine
de cet événement est l’élection, au bureau de la section
strasbourgeoise de l’U.N.E.F., d’André Vayr-Piova et André Schneider,
qui étaient en accord avec les idées situationnistes : sur les
détails de cette affaire très compliquée, voir, pour le point de vue
situationniste « Nos buts et nos méthodes dans le scandale de
Strasbourg » (I. S. n°11, en ligne), et pour le point de vue strasbourgeois, André Bertrand et André Schneider, Le Scandale de Strasbourg mis à nu par ses célibataires, même, Montreuil, L'Insomniaque, 2018.
Les deux versions :(1) Version faible de
l’histoire : voir Jean-Christophe Angaut, « Les
Situationnistes entre avant-garde artistique et avant-garde
politique : art, politique et stratégie », Colloque
« Imaginer l’avant-garde », UQAM, laboratoire Figura, juin
2010 [en ligne].
En guise d’entraînement, quinze ans plus tôt, Debord et ses amis
lettristes avaient d’abord prisé les graffiti : voir Hugo Daniel «
“Où est le vandale ?” Histoire et valeurs du graffiti en France de
1945 à 1968 », Cahiers du CAP n°6, 2019, p. 163-200 [en ligne].
Anna Trespeuch-Berthelot rappelle que « les Renseignements
Généraux ne mentionnent les situationnistes dans aucun de leur rapport à
chaud des journées de mai-juin, [et que] l’I. S. ne figure pas parmi
les organisations étudiantes révolutionnaires dissoutes par le ministère
de l’Intérieur le 12 juin 1968 » : « L’Interface
situationniste et ses paradoxes », Monde(s), vol. 1, n°11,
2017, p. 161-182. En revanche, une Convocation à la Préfecture de Police
se trouve dans les archives Debord ; il dut s’y rendre le 27 nov.
1967 muni d’un exemplaire de chacun des numéros parus d’I. S.(2) Version forte de l’histoire : voir Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 185. Selon In girum...,
dit Jappe, l'agitation de 68 et de la période suivante résulte
essentiellement de la diffusion de la théorie situationniste, « tant est
grande la force de la parole dite en son temps » (GDO, p. 138). Dans la
bibliothèque de Debord figurait La Campagne avec Thucydide ;
Albert Thibaudet, son auteur, s’y élève, dans ce même ordre d’idées,
contre l’avis de Démocrite selon lequel « le discours est l’ombre
de l’action » (La Campagne avec Thucydide (1922),
Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1990, p. 8). « La merveille
de l’esprit humain, argumente Thibaudet, ne consiste-t-elle pas à faire
avec des ombres une réalité dont le corps lui-même ensuite paraîtra
l’ombre ? » (ibid.).Le CMDO est né le jour
où le Comité Enragés-Internationale situationniste, constitué le 14 mai
au soir, a quitté la Sorbonne après que les désaccords avec les
gauchistes furent devenus inconciliables. Il ne comptait que quatre
situationnistes (cf. Mario Perniola, « Guy Debord et mai 68 », 1999 [en ligne]),
et a d’abord installé sa permanence à l’Institut pédagogique national,
puis à l’École des Arts décoratifs (Anna Trespeuch-Berthelot, «
L’Interface situationniste et ses paradoxes », op. cit.).
D’autres groupes avaient émergé dans ce Paris-là, comme le Comité
d’Action Étudiants-Écrivains, constitué le 18 mai à Censier, qui
comprenait entre autres écrivains connus Maurice Blanchot, Marguerite
Duras, Robert Antelme, Louis-René des Forêts, Michel Leiris et Maurice
Nadeau ; il publiait des textes anonymes, en vertu de ce que
Blanchot qualifiait de « communisme d’écriture »
(« Comité d’action étudiants-écrivains. Tracts, affiches,
bulletins », Études françaises n°54, Montréal, 2018, p. 155–183 [en ligne]).
Dans l’ancienne Sorbonne avait également germé le CRAC, Comité
Révolutionnaire d’Agitation Culturelle de la Sorbonne libre, avec des
gens qui deviendraient des célébrités du spectacle français comme
Coluche ou Renaud (il a été question de ce dernier ici p. 22).Pour
se faire une idée de l’ambiance de ces journées en lisant un journal
intime tenu à chaud, voir par exemple Marie-Hélène le Doze, « Trois
jours à la Sorbonne libre début juin 68 » (2008, en ligne).
Et ne pas oublier qu’apparemment, seul un étudiant sur quatre inscrits,
en moyenne, assistait aux assemblées générales (A.G.) de mai-juin
(Jean-Claude Perrot et. al., « La Sorbonne par elle-même : Mai-Juin 1968 », Le Mouvement social n°64, juil.-sept. 1968, p. 12).Alice Becker-Ho, future épouse de Debord, faisait partie du CMDO et a écrit les paroles de la Chanson du CMDO. Extrait :« Les bureaucrat’s aux poubelles ! Sans eux on aurait gagné. Rue Gay-Lussac, les rebelles N’ont qu’les voitures à brûler. Que vouliez-vous donc, la belle, Qu’est-ce donc que vous vouliez ? Refrain : Des canons par centaines, Des fusils par milliers, Des cons, des fusils, Par centaines et par milliers ».
L’original est un poème de Louis Aragon, Chanson du siège de La Rochelle (1945), mis en musique par Jacques Douai en 1957 :« La guerre est un jeu cruel Il s’agit de la gagner Des canons Par centaines Et des fusils par milliers Que vouliez-vous donc la belle Qu’est-ce donc que vous vouliez Nos soldats à La Rochelle N’ont ni vestes ni souliers Des canons Par centaines Et des fusils par milliers »
Cette Chanson du CMDO figure dans Chansons du prolétariat révolutionnaire,
le disque produit en 1974 par Jacques Le Glou (version CD : EPM,
1998). Le Glou était l’un des membres fondateurs du Groupe
Révolutionnaire Conseilliste d'Agitation (GRCA), groupuscule issu du
CMDO, connu pour avoir publié deux numéros, en 1970 et 71, d’une revue
nommée Pour l'organisation conseilliste (voir note p. 20 § 1).Sur les circonstances de la réalisation de ce disque, voir l’interview de Le Glou en 2008 par Raoul Bellaïche, en ligne. On y apprend que Jacques Prévert a été ravi de donner son autorisation pour le détournement de ses Feuilles mortes (« Les bureaucrates se ramassent à la pelle »). Dans ce disque figurent deux chanson écrites par Guy Debord : La Java des Bons-Enfants (sur une musique originale de Francis Lemonnier) et Les Journées de mai (détournement du chant de la guerre d'Espagne El paso del Ebro). Mais la chanson la plus proche de l’esprit de La Société du spectacle est La Vie s'écoule, la vie s'enfuit,
écrite par Raoul Vaneigem (également sur une musique originale de
Lemonnier), à propos de la grève générale de l'hiver 1960-1961 en
Wallonie :« Le travail tue, le travail paie, Le temps s'achète au supermarché. Le temps payé ne revient plus La jeunesse meurt de temps perdu. Les yeux faits pour l'amour d'aimer Sont le reflet d'un monde d'objets. Sans rêve et sans réalité Aux images nous sommes condamnés ».
Une reprise de 2008 par le groupe belge de punk-rock René Binamé en est disponible en ligne.
Quoiqu'il en soit, vingt ans après mai 68, les considérations sur
l’action révolutionnaire s'effaceront chez Debord devant les remarques
sur le passage du temps : « Il commence à disparaître, hélas,
notre vaillant CMDO » : Debord, GDC, vol. 7, lettre du 22 avr.
1989.
Page 29
§ 1
Mythification : Morgan Sportès rappelle que Marcel Jouhandeau
lançait en mai 68 aux étudiants sur les barricades : « Rentrez
chez vous, dans dix ans vous serez notaires ! »
(Sportès, Le souverain poncif, Paris, Balland, 1986, p. 161).De
Daniel Cohn-Bendit, un an après les événements, Debord déclarait :
« Il était honnête, au fond » (GDC, vol. 4, lettre du 24 avr.
1969). Pour René Viénet, il se prêtait un peu trop au spectacle
médiatique (Viénet, Enragés et situationnistes..., op. cit., p. 39). Un jour, un dessin de Lefred-Thouron dans Les Dossiers du Canard
montrerait Cohn-Bendit en mai 68, apostrophé par un camarade déclarant,
dans l’hilarité générale, avoir fait un terrible cauchemar où Daniel
apparaissait comme « un petit gros centriste qui s’intéresse au
foot ». Le dessin ne démentirait ni Jouhandeau ni Debord.Pour un panorama d'ensemble des événements, non centré sur le Quartier Latin, voir Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures. Bruxelles, Complexe-Le Monde diplomatique, 2005.« La
réalisation... ouvriers » : affiche reproduite dans GDO, p.
897. « Classe » est bien, sur l’affiche, écrit au singulier.
« Mots d’ordre à diffuser maintenant par tous les
moyens », Comité d'Occupation de la Sorbonne, 16 mai 1968, 19
heures (Perrot et. al., « La Sorbonne par elle-même... », op. cit.,
p. 120). C’est dans ce tract que se trouve le slogan « À bas la
société spectaculaire marchande » — en compagnie de :
« Occupation des usines. Le pouvoir aux conseils de travailleurs.
Abolition de l’aliénation. Fin de l'Université » (ibid.).
Perdre un œil : certes, les policiers de 68 ne
ressemblaient pas aux actuels clones français de Robocop, terrifiants
gladiateurs dont l’uniforme noir exprime à lui seul la violence et
l’affrontement au contact. Mais le journal Action édité durant ces journées [en ligne] ou encore le documentaire de Jean-Luc Magneron Mai 68, la belle ouvrage (1969) soulignent tout de même la brutalité des « événements ».
§ 2
« Le coup passa si près que le chapeau tomba/Et que le cheval fit un écart en arrière » : Victor Hugo, Après la bataille, in La Légende des siècles, Paris, Hetzel, 1859, ALW.Pour
citer une formule fameuse de George Orwell, « toutes les révolutions
sont des échecs » (la phrase d'origine est plus subtile :
« All revolutions are failures, but they are not the same failure »
— « Toutes les révolutions sont des échecs, mais cet échec n'est
jamais le même » : Orwell, « Arthur Koestler »,
1944, en ligne comme beaucoup de textes d'Orwell sur le site de la fondation qui lui est dédiée). Dans 1984,
par ailleurs, Winston dit à Julia : « Dans la partie que nous
jouons, nous ne gagnerons pas. Certaines sortes d'échec valent mieux
que d'autres, c'est tout » (in Orwell, Œuvres, op. cit.,
p. 1085). Le même Winston, héros du livre, avait déjà souligné dans son
journal l'oxymore sous-jacent à ce problème de la révolution :
« Ils ne se révolteront que lorsqu'ils auront les yeux ouverts, et
ils n'ouvriront les yeux qu'après s'être révoltés » (ibid., p. 1027)
Arthur Cravan est mort à 31 ans, Jacques Vaché à 24 ans. L’expression « dadaïsme d'État » est employée par Debord dans Guy Debord son art et son temps (op. cit.) à propos des « colonnes de Buren » à Paris au Palais-Royal (emploi commenté par Anselm Jappe dans Guy Debord, 2020, op. cit., p. 199). Debord, qui s’était déclaré dadaïste dès avant son adhésion au lettrisme (cf. MSYF, op. cit., lettre à H. Falcou de la p. 60), resterait fidèle à « presque tout » ce qui caractérise ce mouvement (cf. « Mai 88 », LD, op. cit.,
p. 38). L’assimilation des idées périmées à l'entrée dans le troisième
âge revient plusieurs fois dans les écrits de l’I. L. « Dénoncer le
vieillissement des doctrines ou des hommes qui y ont attaché leur nom,
c’est un travail urgent et facile pour quiconque a gardé le goût de
résoudre les questions les plus attirantes posées de nos
jours » : Debord, « Histoire de l’internationale
lettriste » (1956), in Debord, Enregistrements magnétiques, op. cit., p. 55.
§ 3
Plus de trace que les grèves : cf. Léo
Ferré, qui l’exprime plus crûment : « On a l'habitude de dire
que Mai 68 ça a avorté, mais ça n'est pas vrai du tout. Ça a été
grandiose, malgré tout. Ça ne pouvait pas réussir, bien sûr, car ce
n'est pas avec des pavés et des inscriptions merveilleuses sur les murs
qu'on fait la révolution. Pour faire la révolution, il faut convaincre
les cons. C'est pourquoi ça n'est pas possible » (Entretien avec
Philippe Paringaux, Rock & Folk, janvier 1971, p. 96).
Jacques Le Glou, dans son entretien déjà cité avec Raoul Bellaïche, a un
tout autre avis sur Ferré et mai 68 (voir note de la p. 28 § 3).
Page 30
§ 1
Entretien de Michel Droit avec de Gaulle diffusé par l’ORTF le 7 juin 1968. Greil Marcus y fait allusion dans Lipstick traces, op. cit., p. 407. La bibliothèque personnelle de Debord comptait La France et son armée,
de Charles de Gaulle (1938). Debord dit de lui : « C’était,
je crois, avant tout un joueur qui n’aimait que le risque et le trouble.
C’est là qu’il atteignit souvent à l’habileté, et, quelquefois, à la
grandeur » (« Notes pour le projet “Apologie”, LD, op. cit., p. 246).
§ 2
Embarras du mythe et refus des admirateurs : GDC, vol. “0”, lettre du 28 févr. 1969.« Son
corps s’empâte : les crises de goutte le font souffrir. En mai
1968, à 37 ans, il a du mal à se déplacer et est bien en mal de
participer à la construction des barricades », n’hésite pas à dire
Anna Trespeuch-Berthelot dans « Guy Debord et l’alcool : “la fidèle
obstination de toute une vie” », Alcoologie et Addictologie,
n°34, vol. 4, 2012, p. 302. On ne sait trop qui croire, et puis est-ce
bien important ? En tous cas, une photographie montre Debord dans
la Sorbonne occupée.Du moins à partir de l’été. En juin,
« les situationnistes se perçoivent [à tort] comme une organisation
clandestine traquée par les autorités françaises. À la fin du mois de
juin 1968, Guy Debord s’exile à Bruxelles en faisant un détour par le
Luxembourg et les Ardennes belges pour échapper à la poursuite
fantasmée » : Anna Trespeuch-Berthelot, « L’Interface
situationniste et ses paradoxes », op. cit.Détournement d’Aragon : « La nuit n’a jamais la longueur qu’on veut », Le Roman inachevé, Paris, Gallimard coll. Poésie, 1956, p. 36.« Le Commencement d'une époque », I. S. n°12, sept. 1969, in GDO p. 917.La phrase de Renan (sans l’adverbe « vraiment ») est ici réarrangée par Julien Benda dans ses chroniques Un régulier dans le siècle (1937) et citée par Pascal Engel, Les Lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison, Paris, Les Éditions d’Ithaque, 2012, p. 150.Les idiots... : Debord, « Notes pour le projet “Apologie”, LD, op. cit., p. 231.
§ 3
Recette : Debord, Correspondance, vol. 3 : janvier 1965 - décembre 1968, Paris, Arthème Fayard, 2003, lettre du 15 août 1968.On
ne trouve pas chez le Debord tardif ce rejet de Mai 68 en tant que
« Grande Révolution libérale-libertaire » qui a fait le succès de
Jean-Claude Michéa. Pour celui-ci, en effet, le vent de liberté soufflé
par l’explosion a fini par favoriser l'expansion de la société marchande
en ouvrant de nouvelles perspectives de consommation (tout comme
l’avènement des radios libres après 1981, pourrait-on ajouter, a surtout
fourni de nouveaux créneaux à la publicité). Des slogans comme
« Tout et tout de suite ! Prenez vos désirs pour des
réalités ! Jouissez sans entraves et vivez sans temps morts »,
seraient ainsi devenus pour Michéa le « matériel de base des agences de
marketing » (Michéa, L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes,
Castelneau-Le-Lez, Climats, 1999, p. 37). D’une part cette extension
incessante des marchés possibles était déjà consubstantielle à la
société marchande bien avant 68, d’autre part il ne faut pas confondre
les « effets essentiellement secondaires », comme dit Jon
Elster, avec les causes principales. Pour Debord, ce qui compte c'est
que la marchandisation du monde soit arrivée à un point où
« l'économie fait la guerre aux humains » (Debord, Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., GDO p. 1616).Une exception : Michèle Bernstein, Tous les chevaux du roi (1960), op. cit.Champot,
lieu-dit rattaché à la commune de Bellevue-la-Montagne (420 habitants
au début des années 2020) dans la Haute-Loire (Auvergne).
Page 31
§ 1
Pouvoir de créer : Internationale Situationniste n°9, août 1964, p. 24.Descriptions
misogynes : GDC, vol. 5, lettre du 25 mars 1974 ; GDC, vol.
4, lettre du 18 févr. 1972 ; tout au long des années 1960-70
s’agissant des « marsupiaux ».Brutalité : Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit., ADG, p. 209.Premier « je t’aime » à Denise Cheype, GDC, vol. 2, lettre du 27 avr. 1964 ; deuxième à Michèle Mochot-Bréhat, ibid., le 8 juin.Piazza della Signoria : GDC, vol. 4, lettre du 7 déc. 1972.
Titre de sous-chapitre :
Omar Khayyám, voir plus bas, p. 32.
§ 2
Vite : « Le Commencement d'une époque », I. S. n°12, sept. 1969, in GDO p. 918.« Le
temps passe... » : GDO, p. 127. Original :
« Ah ! que nous avons bien raison de dire que nous passons
notre temps ! Nous le passons véritablement, et nous passons
avec lui » : Jacques-Bénigne Bossuet, Méditation sur la brièveté de la vie (1648), Œuvres, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1961, p. 1037 ; Bossuet reprend la formule dans le Panégyrique de saint Bernard (Bernard de Clairvaux, 1090-1153) prêché le 20 août 1656 à Metz (Bossuet, ibid., p. 270). « L’âge et l’expérience... » : Bossuet, ibid., p. 269.Sur
cette même page se trouve la célèbre phrase : « Bernard,
Bernard, disait-il, cette verte jeunesse ne durera pas toujours :
cette heure fatale viendra qui tranchera toutes les espérances
trompeuses par une irrévocable sentence ». L’idée, et le doublement
du prénom, semblent chez Bossuet inspirés par Horace :« Hélas !
Postumus, Postumus, elles fuient les rapides années, et la piété ne
retarde ni les rides, ni la proche vieillesse, ni la mort
indomptée » (Horace, Odes, Livre II, Ode XIV :
« À Postumus », 1er siècle av. J.-C., trad. de Leconte de
Lisle, Paris, Alphonse Lemerre éd., 1873 ; ALW).« Le temps passé parmi les délices », précise Bossuet (Panégyrique de Sainte Thérèse prêché le 15 oct. 1657 à Metz, Œuvres, op. cit., p. 407). Li Po : voir En face du vin, in Poésies de l’époque des Thang, op. cit.,
ALG. Il ne parle que de la fugacité des moments d’ivresse, mais
puisqu’à ses yeux ils surpassent tous les plaisirs possibles...« Était-ce
bien le vin qu'il aimait ? N'était-ce point plutôt
l'étourdissement que procure l'ivresse ? l'oubli de cette vague
inquiétude, de cette pensée de la mort qui l'obsédait sans cesse, et
qu'on retrouve constamment dans ses vers ? Le mélange d'insouciance
et de tristesse, qui fait le fond du caractère de [Li Po], se rencontre
très-fréquemment parmi les membres de la grande famille chinoise. Il ne
serait pas surprenant que cette disposition d'esprit du célèbre poète
eût contribué beaucoup, pour sa part, à la vogue énorme de ses
écrits » (Marquis d’Hervey-Saint-Denys, Poésies de l’époque des Thang, op. cit., ALG).
Paul Bourget n’hésitait pas à dire qu’il y a quelque chose d’inné dans
cette propension à trouver plus brefs les moments délectables :
« Une loi de notre nature, dans laquelle un La Rochefoucauld
reconnaîtrait un détour caché de notre égoïsme, veut que la vision de la
brièveté de nos joies en relève singulièrement la douceur. C’est là une
observation que les épicuriens, ces habiles psychologues du plaisir,
ont traduite et interprétée sous bien des formes » (Bourget, Études et portraits, t. I, Portraits d’écrivains et notes d’esthétique, chap. IV : Chateaubriand, 1905, en ligne sur l’OBLIV).
§ 3
In girum..., GDO, p. 1370. Debord précise
bien, ailleurs, que la phrase est de Dante (GDO, p. 1416). Traduction
citée ici : Dante Alighieri, La Divine Comédie (c. 1320), trad. Félicité Robert de Lamennais, Paris, Flammarion, 1910, p. 5.
Page 32
§ 1
« La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste » : Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer (1886), Paris, GF Flammarion, 2012, p. 531.« Quant è bella giovinezza, che si fugge tuttavia ! » : début d’Il trionfo di Bacco e Arianna (connu aussi sous le nom de Canzona di Bacco), poème VII des Canti carnascialeschi (Chants de carnaval)
écrits par Lorenzo de' Medici (Laurent de Médicis) vers 1490 :
GDC, vol. 5, lettre du 9 avr. 1974. La traduction plus récente par
Marie-Hélène Poli est un peu différente :
Qu’elle est belle la jeunesse
qui s’enfuit à tire d’aile.
Soyez joyeux s’il vous plaît de l’être ;
demain est plein d’incertitude » (Conteurs italiens de la Renaissance, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1993, p. 1321).Mêmes
préoccupations chez le plus mélancolique Omar Khayyám :
« Hélas ! Le livre de la jeunesse a touché à sa fin/ Et
l’hiver a succédé au doux printemps de la vie » (Robâiyât, op. cit.
, p. 43). Et, bien avant encore, comme signalé ici p. 31 § 2, chez
Horace (« elles fuient les rapides années »). Jeunesse et brièveté : la culture japonaise, et particulièrement le théâtre no, fait grand usage de ce sentiment appelé mono no aware, soit « la triste impermanente beauté des choses » (traduction de Théo Lésoualc’h citée par Régis Fougère dans La représentation de la mort dans les “Cinq Nô modernes” de Yukio Mishima, thèse en ligne à l’Université de Franche-Comté, 2015 ; Fougère cite aussi la définition de Gérard Martzel dans son livre Le Dieu masqué. Fêtes et théâtre au Japon :
« Une expérience de la déréliction donnant une nouvelle perception
émotionnelle de la vie, et qui s’exprime par un raffinement se trouvant
dans les choses fragiles portées à disparaître »).
§ 2
« Dans un mois, cette clématite portera des fleurs pourprées » : Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1891, ALW.Influence d’Omar Khayyám : John Ruskin, cité à plusieurs reprises ici, a fait l’éloge des Quatrains (les robâïs, deux vers découpés en quatre hémistiches avec une rime de type a-a-b-a, cf. présentation des quatrains par H. Rezvianian dans son Robâiyât, op. cit., p. 13).Ernest
Renan définissait Khayyám comme « mathématicien, poëte, mystique
en apparence, débauché en réalité, hypocrite consommé, mêlant le
blasphème à l’hymne mystique, le rire à l’incrédulité ». Il
ajoutait : « Des critiques exercés ont tout de suite senti
sous cette enveloppe singulière un frère de Gœthe » (Renan, Rapport
du 9 juil. 1868, Journal Asiatique, 6ème série, t. XII, Société Asiatique de Paris, Imprimerie impériale, 1868, p. 56 ; ALG).
Omar Khayyám, Quatrains, ALG, op. cit. La
traduction de H. Rezvanian est un peu différente : « Prends
garde de divulguer ce secret à qui que ce soit :/ La tulipe, une
fois fanée, ne refleurit jamais » (Robâiyât, op. cit., p. 95). Le carpe diem
de Khayyám, confirme Rezvianian, est teinté par sa « conception
pessimiste du monde », le poète ne voyant dans le destin que
« les fruits d’un pur jeu de hasard » (ibid., p. 15).
Pandora : GDC, vol. 5, Note pour Simar Films du 2 avr. 1977.
Albert Lewin a réalisé Le Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray, 1945) et Pandora (Pandora and the Flying Dutchman, 1951).
Omar Khayyám, Robâiyât, op. cit., p. 40. Autre traduction possible là encore, celle qui a été publiée par Champ libre (cf. Quatrains,
ALG) : « Ma venue ne fut d’aucun profit pour la sphère
céleste. Mon départ ne diminuera ni sa beauté, ni sa grandeur ».
Khayyám revient sur cette question dans un autre quatrain :
« Avant que nous fussions, rien ne manquait au monde/ Il restera,
tel quel, quand nous n’y serons plus » (Robâiyât, op. cit., p. 44).
Bossuet, Méditation sur la brièveté de la vie, 1648, op. cit., p. 1035.
§ 3
Vieillir, mourir : Debord, « Notes pour la préparation des films… », LD, op. cit., p. 98.
Laisser perdre : Debord, Critique de la séparation, 1961, GDO p. 548.
Page 33
§ 1
Sartre : « Voilà, je pense ce qui se passe : chaque
instant conduit à un autre instant, celui-ci à un autre et ainsi de
suite ; que chaque instant s’anéantit, que ce n’est pas la peine
d’essayer de le retenir, etc. Et alors on attribue cette propriété aux
évènements qui vous apparaissent dans les instants ; ce qui
appartient à la forme, on le reporte sur le contenu » (La Nausée, Paris, Gallimard, 1938, p. 84).
Prévert : Debord, MSYF, op. cit., p. 23. Les Portes de la nuit est un film réalisé par Marcel Carné en 1946 ; on y entend Les Enfants qui s'aiment, paroles de Jacques Prévert et musique de Joseph Kosma.
§ 2
Artiste et écolière : Debord, « Notes pour la préparation des films… », LD, op. cit.,
p. 102. Cette note, combinée à la suivante (« Il faudra
donc... »), fait beaucoup penser au final de ce « mélo
masculin » par excellence qu’est le film de Paolo Sorrentino La Grande Bellezza (2013).« Il faudra donc... » : Debord, « Notes pour le projet “Apologie” », LD, op. cit., p. 243.Paille est le surnom d’Éliane Pápaï, co-signataire du Manifeste de l’ I. L. n°2 en 1953, épouse de Jean-Michel Mension (il décrit sa « sauvagerie » dans La Tribu, op. cit., où apparaît sa photo p. 47) puis de Jean-Michel Brau — elle écrira sa version de l’histoire dans Le Situationnisme ou la nouvelle internationale,
paru aux Nouvelles éditions Debresse en 1968 (le livre porte en
couverture le slogan « Marx est un vieux con quand c’est Raymond
Aron qui en parle »). La même année, elle traduira Sweet Life (1966), le livre de photographies d’Ed van der Elsken pour les Éd. du Cercle d'art, sous le titre La Douceur de vivre. Une page en anglais des Avant-Garde Women, le blog de Jim Richardson, lui est consacrée sous le titre « Eliane Brau, the Invisible Icon ».
§ 3
« Vieillir... redoutable » : agrégat de
trois auteurs différents. Le début, jusqu’à « tristesses »,
est de Chateaubriand (fragment de 1834 publié en 1922, sous le
calamiteux titre donné par Édouard Bricon Amour et vieillesse, par V. Giraud chez Champion à Paris [ALA], et repris ensuite en annexe de certaines éditions des Mémoires d’outre-tombe).
Plus simplement, Debord a écrit « sans changer » après le mot
« vieillesse » : (« Notes pour le projet
“Apologie” », LD, op. cit., p. 251). Quant à la
conclusion, que Debord, au même endroit, a placée entre guillemets pour
signaler qu’il s'agissait d'une citation, elle est d’Épictète, partie V
de son Manuel écrit au début du IIème siècle (selon les traductions on trouve aussi « c’est là ce qui est redoutable », cf. éd. de Jean-François Thurot, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1889, ALW).On pourrait également relier ce rapport au passage du temps à la célèbre dernière phrase de Gatsby le magnifique (The Great Gatsby,
F. Scott Fitzgerald, 1925) : « Car c'est ainsi que nous
allons, barques luttant contre un courant qui nous ramène sans cesse
vers le passé » (trad. fr. V. Llona, 1946).
Villon : Debord, In girum..., op. cit., GDO, p. 1397
Le banquet de la vie : Debord, Panégyrique 1, op. cit.,
GDO, p. 1671. Original : « Et, comme elle, craindront de voir
finir leurs jours/ Ceux qui les passeront près d’elle » :
André Chénier, La jeune captive, 1794 (Ode XI dans les Œuvres complètes, éd. d’H. de Latouche, 1819 ; ALW).Principal drame : Debord, Rapport sur la construction…, op. cit., GDO, p. 327.
Page 34
§ 1
Perdre son temps : Debord, ibid. Cette position de
Debord n’est pas sans évoquer un passage quelque peu proustien d’un des
premiers livres d’Emmanuel Berl : « La jeunesse a l’œil
suffisamment héroïque pour regarder sans recul, dans le monde, les
marques de la mort ; elle sait que la mort triomphe dès qu’on
accepte que le désir ne suffise pas pour créer le réel » (Berl, Méditation sur un amour défunt, Paris, Bernard Grasset, 1925, p. 57-58).En 1973, dans un « relevé provisoire des citations et des détournements de La Société du spectacle
» destiné à faciliter le travail des traducteurs, Debord signale que «
les enfants perdus » est une « ancienne expression militaire pour
‘‘l’extrême avant-garde’’ » (GDO, p. 868). Par ailleurs il cita souvent
(ou y fit allusion) la Belle leçon de Villon aux enfans perduz
(« Beaux enfans, vous perdez la plus/ Belle rose de vo
chapeau »...), qu’il avait pris la peine, comme on le voit dans ses
archives, de recopier sur un cahier d'écolier (François Villon, Le grand testament, 1461).
Une bonne description des « enfants perdus » au sens militaire
se trouve chez Pierre de Bourdeille, dit Brantôme : « Nos
enfants perdus ne servent qu’à attaquer, & à faire quelques
escarmouches légères, avant les battailles ; & lors qu’elles se
sont accostées et meslées, ils se retirent » (Œuvres du Seigneur de Brantome, t. 5, Londres, Aux dépens du libraire, 1779, p. 306 ; ALA).
Les Visiteurs du soir est un film de Marcel Carné (1942) ; on y entend la Complainte de Gilles,
paroles de Jacques Prévert et musique de Maurice Thiriet, que chante le
ménestrel Gilles (Alain Cuny, doublé par Jacques Jansen) envoyé par le
diable et enchaîné parce qu’il est trop séduisant.
§ 2
Théophile Gautier, « La Farce du Monde. Moralité », en épigraphe à « Sous la table », Les Jeunes-France, romans goguenards, Charpentier, 1873 (ALW).
§ 3
GDC, vol. 5, lettre du 5 août 1973. « E non sapeva che’l tempo non si può aspettare, la bontà non basta, la fortuna varia, e la malignità non trova dono che la plachi » (Œuvres de Machiavel,
vol. 3, Milan, Società Tipografica de’ Classici Italiani, 1804, p.
130). Le texte a pour sujet Piero Soderini, gonfalonier de Florence, qui
interprétait mal ce qui se passait autour de lui car « il se
voyait encore à la fleur de l’âge ». En français :
« Il ignorait que le temps n’attend pas, que la bonté est
impuissante, la fortune inconstante, la méchanceté insatiable »
(Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1532, trad. fr. in Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1952, p. 685). La
traduction plus ancienne de J.-V. Périès, est un peu différente :
« Ne sachant pas qu’il ne faut rien attendre du temps ; que la
bonté ne suffit point ; que la fortune varie sans cesse, et que la
méchanceté ne trouve aucun don qui l’apaise… » (Œuvres politiques de Machiavel,
Paris, Charpentier et Cie, 1825, ALW). La plus récente aussi, qui
conserve de façon plus juste mais moins satisfaisante à l’oreille la
double négation employée au début par Machiavel : « Il ne
savait pas qu’on ne peut pas laisser passer le temps, que la bonté ne
suffit pas, que la fortune varie et qu’il n’y a pas de don qui apaise la
malignité » (Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1532, trad. fr. A. Fontana & X. Tibet, Paris, Gallimard, 2004, p. 494).Autobiographie : Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit., ADG, p. 210.« L'homme est semblable à un souffle, Ses jours sont comme l'ombre qui passe » : Psaume 144, Ancien Testament, Livre des Psaumes, version de Louis Segond, 1910 (ALW). « Il prête un corps à l'ombre vaine qui le captive » : Ovide, Les Métamorphoses, Livre III, dir. de la trad. Désiré Nisard, Paris, Firmin-Didot, 1850, p. 298 (ALW).« Passer »,
de son propre aveu l'un des verbes favoris de Debord, se retrouve dans
un passage de la Première Épître aux Corinthiens que Bossuet citait
volontiers, notamment dans son Sermon sur l'ambition (« Considérez bien où vous êtes, voyez la mortalité qui vous accable ; regardez cette figure du monde qui passe »), et dans son Sermon sur la mort
(« La figure de ce monde passe et ma substance n'est rien devant
Dieu ») (ALB). Original : « Voici ce que je dis, frères,
c'est que le temps est court ; que désormais (…) ceux qui usent du
monde [soient] comme ceux n'en usant pas, car la figure de ce monde
passe » (Corinthiens I, VII, 31, version de Louis Segond, 1910, ALW).
§ 4
Alfred Tennyson, poème The Charge of the Light Brigade,
1854 (ALW), à propos d’une charge de la cavalerie britannique
consécutive à un ordre mal interprété, lors de la guerre de Crimée, à
Sébastopol en 1854 :« Il n'y a pas à discuter Il n'y a pas à s'interroger Il n'y a qu'à agir et mourir Dans la Vallée de la Mort Est monté le six-cents » (« Theirs not to make reply Theirs not to reason why Theirs but to do and die Into the valley of Death Rode the six hundred »).Debord
avait très tôt désiré avoir un extrait du film éponyme, réalisé par
Michael Curtiz en 1936, pour l’insérer dans ses propres films, cf. Debord, « Notes pour la préparation des films… », LD, op. cit., p. 84.
« Assez dérisoire... » : Debord, MSYF, op. cit., lettre du 11 févr. 1951, p. 83. Écho, volontaire ou non, de Jacques Vaché, qui écrivait à André Breton le 9 mai 1918 :« Comme tout est amusant ! et si on se tuait, aussi, au lieu de s’en aller ? » (Dans le sillage du météore désinvolte. Lettres de guerre 1915-1918, Paris, Points, coll. Poésie, 2015, p. 180).Avant
Vaché, Baudelaire confiait dans le même registre à J. Janin :
« Vous êtes un homme heureux. Je vous plains (...) Quoi !
Jamais vous n'avez eu envie de vous en aller, rien que pour changer de
spectacle ! J'ai de très sérieuses raisons pour plaindre celui qui
n'aime pas la mort » (cité par Sartre, Baudelaire, 1963, op. cit., p. 116-117).
Jacques Vaché, lettre à Jeanne Derrien du 30 juin 1917, in Dans le sillage du météore désinvolte, op. cit.,
p. 160 (« cafard » est écrit entre guillemets). Lautréamont
assurait déjà : « Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le
dire au lecteur. Gardez cela pour vous » (Poésies I, Librairie Gabrie, 1870, ALW).
Titre de sous-chapitre :
Volé à Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, in Œuvres t. II, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 803.
§ 5
Spécialement moderne : Debord, « Sur les difficultés de la traduction de Panégyrique 1 » : GDO, p. 1686.
Page 35
§ 1
« Assez sèche » : GDC, vol. 3, lettre du 8 mars 1965.
Beaucoup de lecteurs non prévenus sont rebutés, de nos jours encore,
par l’aridité et l’aspect gnomique de La Société du spectacle,
qui contrastent avec la célébrité de l’expression « société du
spectacle ». Il est vrai qu’en politique comme en art, tout au long
du XXème siècle, « les avant-gardes prononçaient des phrases dont
tous avaient besoin, mais elles le faisaient dans une langue qui n’est
pas devenue la langue du monde » (Alessandro Baricco, Les Barbares. Essai sur la mutation, trad. fr. d'I barbari. Saggio sulla mutazione [2006], Paris, Gallimard, 2014, p. 158).Ce
n'était d'ailleurs pas l'apanage de la seule avant-garde ; George
Orwell disait : « Quant au jargon technique des communistes, il est
aussi éloigné du langage courant que la langue d'un manuel de
mathématiques » (Orwell, Wigan Pier..., op. cit., p. 609-610). Pour revenir à Debord, les lecteurs déroutés peuvent se tourner vers les Commentaires sur la société du spectacle, écrits 21 ans plus tard et plus faciles à lire.Barthes à propos de Joseph De Maistre : cité par Compagnon, Les Antimodernes, 2005, op. cit., p. 150.
§ 2
« À l’école... noblesse » : phrase volée
à Victor Cherbuliez, « Le Prince Vitale, essai et récit à propos
de la folie du Tasse », Revue des Deux Mondes, 2e période, t. 46, 1863, p. 368 (ALG).Baldassare Castiglione a fait connaître la sprezzatura par Le Livre du courtisan (Il Libro del Cortegiano, 1528), réédité par Champ libre en 1987 sur les conseils de Debord.
Aristocratie : Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, La véritable scission dans l'Internationale, Paris, Champ libre, 1972, in GDO, p. 1108.
Pro-situs : individus ou groupes approuvant les idées
situationnistes ou (suivant les usages du mot) vus comme tels. Ils
constituent « la manifestation d’une aliénation profonde de la
partie la plus inactive de la société moderne devenant vaguement
révolutionnaire » (ibid., p. 1107).
« Le style est l’homme même » : Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, Sur le style, Discours de réception du 25 août 1753, en ligne sur le site de l’Académie française.Buffon
affirmait cela, « non pour défendre une absolue singularité de
l’expression personnelle mais pour dire, dans la droite lignée de Lamy,
que le style engage toutes les facultés de l’homme dans sa quête d’une
parfaite adéquation de son dire à la chose, qu’il le distingue aussi par
là de toutes les autres créatures ». Alors que la formule de
Buffon est désormais surtout citée, à rebours des préoccupation
situationnistes, « pour en faire le mot d’ordre tant d’une
esthétique de l’expressivité que d’une manière nouvelle et souvent
caricaturale de penser le style d’auteur » : Jacques
Dürrenmatt, « “Le Style est l'homme même”. Destin d'une buffonnerie à
l'époque romantique », Romantisme, vol. 148, n°2, 2010, en ligne, p. 64 (allusion à « Lamy » ci-dessus : il s’agit de Bernard Lamy, l’auteur de La Rhétorique ou l'art de parler, 1675).Debord, « Sur les difficultés de la traduction de Panégyrique 1 », op. cit., GDO, p. 1687.
Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot citent l’exemple d’une
femme de la bonne société qui lâche tout à trac « Ça avait une
gueule folle » : Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, Paris, PUF, 2005, p. 43. Debord peut lui aussi se laisser aller à écrire : « Bizot déconne » (« Cette mauvaise réputation... », op. cit.).Écrire / parler : Buffon, Sur le style, op. cit. Détournement par Debord dans Panégyrique 1, 1989, op. cit., GDO, p. 1660.
§ 3
Plusieurs sens possibles : Debord, « Sur les difficultés de la traduction de Panégyrique 1 », ibid.
Barthes voyait dans ce tour une attention à la « puissance de retombée » : Œuvres complètes
t. III 1974-1980, Éd. du Seuil, Paris, 1995, p. 892. Le Cardinal de
Retz a gagné une place au sein de l’imaginaire commun pour avoir
dit, dans cette optique : « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses
dépens », quoique la phrase ne figure pas dans ses Mémoires
et que sa source ne soit pas sûre. Plus simplement, Buffon assurait que
« les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la
postérité » (Sur le style, op. cit.).
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§ 1
Garçon de café : Debord, « Notes pour la préparation des films… », LD, op. cit., p. 84
Monologue d'ivrogne : Debord, Critique de la séparation, 1961, op. cit., GDO, p. 549.
Sentencieuses : Debord, « Sur les difficultés... », op. cit., GDO, p. 1687.
§ 2
L’ironie perd son effet lorsqu’on en abuse, écrit Debord aux rédacteurs de l’Encyclopédie des nuisances ;
en outre, elle « est un peu dépassée, objectivement, par la
grossièreté unilatérale de la marche du monde ». Elle ne peut plus
« désespérer l’ennemi », car celui-ci « n’a plus aucun
terrain commun avec vous, même sur le plan de la logique
formelle ». Il faut la remplacer par « la critique à la hache,
la dénonciation menaçante » (GDC, vol. 6, lettre du 16 sept.
1985). Isidore Ducasse disait déjà beaucoup de mal de l’ironie, cet
« éteignoir qui déplace la justesse de la pensée » (Poésies I, Librairie Gabrie, 1870, ALW).Goût de la réversion : Compagnon, Les Antimodernes, 2005, op. cit., p. 145. La lignée remonte au moins à Karl Marx, dont l’essai Misère de la philosophie (1847) inverse, dans son titre, le Philosophie de la misère de Pierre-Joseph Proudhon (1846).
La réversion marxienne « choses de la logique vs. logique des choses » était également du goût de Pierre Bourdieu, qui l’a mobilisée pas moins de six fois dans son œuvre, cf. Éric Gilles, « Marx dans l'œuvre de Bourdieu. Approbations fréquentes, oppositions radicales », Actuel Marx, vol. 56, n°2, 2014, p. 147-163 [en ligne]. L’une des six est citée dans le présent livre : voir note de la p. 94 § 1. L'exemple de George Orwell, lui, provient de Coming up for air, 1938 (trad. fr. Un peu d’air frais), Londres, Secker & Warburg, 1978, p. 87 (« Like everyone else I was fighting for a job, and then I’d got a job and the job had got me »).
Tout ce qui existe... retourné : Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 126.
À propos des Jeunes-France, les romantiques de 1830 :
« Je les regardais avec une surprise où se mêlait quelque crainte,
je disais : “Quels sont ces gens-là ?” On levait les épaules
en me répondant : “Ce sont des fous”. Théo m'a dit souvent :
“Notre rêve était de mettre la planète à l'envers”. Elle tourne toujours
sur le même axe, la pauvre planète, et, depuis ces jours lointains,
elle en a vu bien d'autres ! » (Maxime Du Camp, Théophile Gautier, Paris, Librairie Hachette, 1890, p. 33 ; ALA).L'I.L. rembourse : « Histoire de l’internationale lettriste » (1956), in Debord, Enregistrements magnétiques, op. cit., p. 48 — Casablanca est un film de Michael Curtiz sorti en 1942.
§ 3
Un rapport... : Debord & G. J. Wolman : « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues n°8, mai 1956, GDO p. 222.« Il
est beau (…), surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de
dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » :
Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant sixième,
Éd. E. Wittmann, 1874 ; ALW. Lautréamont passe pour avoir détourné
Buffon, Pascal, Vauvenargues, Musset, Gautier, etc. « On sait que
Lautréamont s'est avancé si loin dans cette voie qu'il se trouve encore
partiellement incompris par ses admirateurs les plus affichés »
(Debord & G. J. Wolman, « Mode d’emploi du détournement »,
op. cit., GDO p. 223).
Page 38
§ 1
Debord et Wolman suggèrent de projeter Naissance d’une nation (Birth of a nation,
D. W. Griffith 1915) avec « une bande sonore qui en ferait une
puissante dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des
activités du Ku-Klux-Klan » (« Mode d’emploi du
détournement », op. cit., p. 228). Leur suggestion a été
suivie, sans référence à leur texte il est vrai, par Paul D. Miller
(sous son nom de musicien DJ Spooky) en avril 2017, avec son Rebirth of a Nation, performance au Kennedy Center for Performing Arts de New York (voir reportage en ligne dans The Atlantic).Converti en son contraire : Debord & G. J. Wolman, « Mode d’emploi du détournement », op. cit., p. 229.
§ 2
Pastiche de Villon : Debord, Panégyrique 1, op. cit., GDO, p. 1667.
Pastiche de Chateaubriand : ibid., p. 1675.
Définition de l'imparfait : Proust, « Journées de lecture », préface à sa traduction du livre de John Ruskin Sésame et les lys ; 3e éd., Paris, Société du Mercure de France, 1906, repris dans Pastiches et mélanges, Paris, Gallimard, 1919, p. 221. Chez Debord, on notait déjà dans In girum..., 1978, op. cit. (surtout dans la deuxième moitié du film) un usage intensif de l’imparfait.
§ 3
Citer des recensions : cf. Debord, Ordures et décombres déballés à la sortie du film In girum imus nocte et consumimur igni par différentes sources autorisées, Paris, Champ libre, 1982, rééd. Gallimard, 1999. On trouve déjà dans Potlatch n°14 du 30 nov. 1954 la copie intégrale d’une critique (d’obédience surréaliste, en l’occurrence).
Swift, Journal de Holyhead (1727), trad. fr., Arles,
Sulliver, 2002, p. 10 (ce livre a été réédité par Allia en 2009). Debord
cite Swift ailleurs (son Introduction aux Voyages de Gulliver) dans In girum..., op. cit., GDO, p. 1350. Et fait passer quantité de critiques à la postérité en les incluant dans « Cette mauvaise réputation... », op. cit.
Titre de sous-chapitre :
Ce titre, qui désigne la maison de Champot, est emprunté à Debord, Panégyrique 1, op. cit., GDO, p. 1674.
§ 4
Police : GDC, vol. “0”, lettre du 2 août 1957.
Films visés, dans l’ordre chronologique : Traité de bave et d'éternité, Isidore Isou, réalisé en 1951, projeté en mai 1951. L'Anticoncept,
Gil J. Wolman, réalisé en 1951, projeté en février 1952 (flashes de
disques blancs entrecoupés de noir, à projeter sur ballon-sonde). Hurlements en faveur de Sade,
Guy Debord, scénario publié en avril 1952 (avec le projet d’inclure des
images récupérées et de la « pellicule brossée », ce qui
l’aurait fait ressembler au Traité de bave et d'éternité, ainsi
que des plans noirs), film réalisé (avec, en définitive, une pellicule
composée uniquement d’images translucides, c’est-à-dire totalement
surexposées, et d’images noires, c’est-à-dire non exposées avant
développement) et projeté en juin 1952.
Page 39
§ 2
La Société du spectacle resta cinq semaines à l’affiche à
partir du 1er mai 1974, pour atteindre 9 884 entrées, soit la 452ème
place des films sortis en 1974 : Anna Trespeuch-Berthelot,
« Les Vies successives de La Société du spectacle de Guy Debord », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 2, n°122, 2014. Emmanuelle, le n°1, trouva 8 894 024 spectateurs.
Pierre Étaix : allusion à son film Pays de cocagne (1970). Jean-Luc Godard : allusion à ses films Masculin féminin (1966) et Deux fois cinquante ans de cinéma français (coréalisé avec Anne-Marie Miéville ; 1995).
§ 3
Dénégations : GDC, vol. 6, lettre du 23 mars 1984
(l’assassinat s’était produit le 5 de ce mois). Une réversion dûe à
Emmanuel Berl, à propos du climat politique de l’entre-deux guerres,
illustre bien ce souci situationniste de ne pas verser dans la
doctrine : « On “prenait donc des positions”. On ne
s’apercevait pas que c’était au contraire la position qui venait de vous
prendre » (Berl, Sylvia, Paris, Gallimard Folio, 1952, p. 156.
Seule chose vraie : Debord, Considérations sur l'assassinat de Gérard Lebovici,
1985, GDO p. 1564. Trois ans après cet assassinat, Debord commença à
amasser le documentation sur Jean-Louis Fargette, parrain toulonnais (à
la vie haute en funestes couleurs, s’il faut en croire Wikipedia, en ligne),
mort assassiné en 1993 à l’âge de 45 ans. Mais il ne mena pas ce projet
(d’ouvrage ? se demandent les conservateurs de la BnF) à bien.
Journal et laitues : comparaison empruntée à David McNeil, Ceux qui en vivent, ceux qui en meurent (album Roule baba cool, RCA, 1979).
Tout est vrai : GDC, vol. 7, lettre du 12 sept. 1990.
Page 40
§ 1
Étonnamment extrémiste : GDC, vol. 7, lettre du 23 févr. 1990 (il envoie sa propre biographie à Malcolm Imrie).
§ 2
GDC, vol. 7 ; je suis « largement en sympathie avec votre conception », écrit-il à Marcus le 2 sept. 1989.
« En matière de pensée et d’art, il a tenu pour néant tous
les plus grands penseurs du siècle, de Sartre à Foucault, de Barthes à
Lacan » : Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit., ADG, p. 212.
99% des Français adultes des années 1960 à 80 se sont contentés de
hausser les épaules face au maoïsme et au structuralisme, et n’ont
jamais été interviewés par des journalistes ni ne leur ont fait les yeux
de Chimène.
Récupéré : cf. Jean Baudrillard déclarant « [Les situationnistes] sont devenus une sorte de référence obligée. La Société du spectacle
fait partie de n’importe quel discours ministériel. Ça fait partie
aussi de la panoplie glorieuse de [Philippe] Sollers. Maintenant ça y
est, tout est arrivé » (Baudrillard à l’émission Première Édition, de France Culture 15 octobre 1999, cité par Anna Trespeuch-Berthelot, « Les Vies successives... », op. cit.).
« Comme dans toute maladie incurable, on gagne beaucoup à ne
pas chercher, ni accepter, de se faire soigner » : intertitre
de Guy Debord, son art et son temps, 1994, textes du film repris dans GDO, p. 1878.
Voyage à Venise : la différence est dans l’âge, car
Chateaubriand y est allé en juin 1845, à l’âge de 77 ans, avant de
mourir trois ans plus tard, tandis que Debord y est allé l’année de sa
mort, en 1994, à l’âge de 63 ans.
Lacenaire, Mémoires (1836), op. cit., p. 7.
§ 3
« À partir des années 1990, le livre figure dans
les meilleures ventes “essais” : les éditions Gallimard ont écoulé
113 760 exemplaires de sa version ”Folio” entre 1996 et
2009 » : Anna Trespeuch-Berthelot, « Les Vies
successives... », op. cit.Pour justifier la somme
(2,7 millions d’euros), le Ministère de la Culture et de la
Communication a présenté Debord comme « l’un des penseurs contemporains
français les plus importants » (Journal officiel de la République française du 4 févr. 2010, cité par Anna Trespeuch-Berthelot, « Les Vies successives... », op. cit.).
Pour donner une idée de cette notion de « trésor national » : un exemplaire de la première édition de La Société du spectacle
annoté de la main de Debord (écriture formellement identifiée par
Michèle Bernstein, exemplaire vendu par un authentique situationniste,
François de Beaulieu), est parti à 27 500 € chez Christie’s le 20
février 2019. Il avait été mis à prix 12 000. Les commissaires-priseurs
avaient tout fait, sans vergogne, pour transformer la chose en
relique : « Couverture un peu usagée avec une auréole en bas à
droite sur la première de couverture. Une tache de vin rouge peut-être,
sur un exemplaire au dos ridé dont nous avons la faiblesse de penser
qu’il a dû traîner sur une table de bistrot lors d’une de ces dérives si
chères aux “situs” » (on note l’effort, que ses fins mercantiles
rendent écœurant, de connivence et de familiarité dans l’emploi du
diminutif de « situationnistes »). Source : site officiel.Plus
« spectaculaire » encore, la vente des lettres de
Debord : le 27 mai 2013, la maison Artcurial a adjugé 58 797 € une
« correspondance à Jean-François Martos, 1981-1990 » et 40 209
€ une « correspondance inédite à Sean Wilder 1965-1967 ».
L’amour rapporte moins que l’agitation politique : ses lettres à
Michèle Mochot-Bréhat, elles, n’ont « fait » que 9 750 € chez
Aguttes le 13 octobre 2020.
Page 41
§ 1
Figaro : L’article balance entre indignation et
ironie (« Comment imaginer spectacle plus comique
? ») : Pierre-André Taguieff, « Guy Debord se donne en
spectacle », Le Figaro du 11 juin 2009.
CHAPITRE « LE SPECTACLE CONTINUE »
Page 43
§ 1
Dès 1960, donc sept ans avant la publication de La Société du spectacle,
on lit sous sa plume que le mode de la consommation est « en
réalité celui de la mise en spectacle de tous pour tous ». En
dehors du travail, « le spectacle est le mode dominant de mise en
rapport des hommes entre eux » (au duo cinématographique auteurs +
spectateurs correspond le duo du monde du travail dirigeants +
exécutants). Le « perfectionnement de la société capitaliste »
signifie, pour une bonne part, « le perfectionnement du mécanisme
de mise en spectacle ». Exemples de spectacles : le tourisme,
le strip-tease (Debord, Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire,
1960, GDO, p. 514-515). L’évolution de la société et des idées a été
telle qu’il n’a jamais eu à changer d’avis, contrairement aux
« grotesques althussériens maoïstes » : Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 143.
Sur le « spectaculaire » plus perceptible aujourd’hui qu’en
1967, voir Anselm Jappe, « Plus que jamais en situation », Nouveau magazine littéraire n°4, avr. 2018 [en ligne sur Palim Psao].Spectacle et politique : on peut prendre comme exemple le numéro du Monde paru le jour où j’ai écrit ce passage. Le 2 mars 2021, il titrait sur cinq colonnes à la une :
« Trump sort de sa retraite et évoque son retour ». En quoi
consistait cet événement extraordinaire, qui méritait d’être ainsi
claironné ? En des mots adressés à la presse. Il s'agissait donc
plutôt d'un non-événement (ou d'un « pseudo-événement », dans
le vocabulaire de Boorstin, voir ci-dessous), d’autant que durant le
temps où D. Trump était président, le Monde a publié des
articles qui critiquaient sa conception de la parole officielle. Mais D.
Trump est un excellent client médiatique, et le discours qu’il avait
prononcé ce jour-là contenait sans doute son lot d’énormités, qui
prétendument font vendre. La une du journal accueillait bel et bien, ce 2
mars, le spectacle de l’économie des médias.Daniel J. Boorstin est l'auteur d'un livre auquel Debord, dans La Société du spectacle, consacre trois paragraphes de critiques, The Image: A Guide to Pseudo-Events in America, New York, Harper & Row, 1961 (trad. fr. L’Image,
Paris, Julliard, 1963). [Selon Boorstin], « le spectacle serait dû
au fait que l’homme moderne serait trop spectateur. Boorstin ne
comprend pas que la prolifération des “pseudo-événements” préfabriqués,
qu’il dénonce, découle de ce simple fait que les hommes, dans la réalité
massive de la vie sociale actuelle, ne vivent pas eux- mêmes des
événements » (thèse 200 de La Société du spectacle, op. cit.). L'épigraphe du livre de Boorstin en résume bien l'esprit :« L’AMI, ADMIRATIF : Eh bien, quel beau bébé vous avez là !LA MÈRE : Oh ce n’est rien, vous devriez le voir en photo ! ».Sur
le « sex-appeal politique » lors des élections, voir Günther
Anders, « L’Obsolescence de l’individu », texte de 1963 repris
dans L’Obsolescence de l’homme t. 2. Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle
(1980), Paris, Fario, 2011, p. 160. Dans un autre texte, écrit en 1960
et repris dans le même livre, Anders s’indigne que Kennedy et Nixon
aient été maquillés à l’occasion de leur débat télévisé
(« L’Obsolescence de la réalité », in L’Obsolescence de l’homme
p. 249). Richard Sennett, de même, déplore un peu plus tard que le
politicien soit jugé sur la base de sa personnalité et non sur celle de
son programme : Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, trad. fr. de The Fall of Public Man
(1977), Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 13. Dans le même livre, il
revient sur l’absurdité d’une situation où les dirigeants sont
« élus sur la foi de leur personnalité » (p. 275).
Page 44
§ 1
« La rue commerçante est l’exposition permanente de tout ce que l’on ne possède pas » : Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit., p. 37. Allusion à la sousveillance, qui est au mieux la surveillance des surveillants, au pire l'utilisation par des quidams de bodycams ou de dashcams pour filmer tout ce qui est devant eux. Wikipedia y consacre une page.
Balzac : « Essayez donc de rester inconnues, pauvres
femmes de France, de filer le moindre petit roman au milieu d’une
civilisation qui note sur les places publiques l’heure du départ et de
l’arrivée des fiacres, qui compte les lettres, qui les timbre doublement
au moment précis où elles sont jetées dans les boîtes et quand elles se
distribuent, qui numérote les maisons, qui configure sur le
rôle-matrice des Contributions les étages, après en avoir vérifié les
ouvertures, qui va bientôt posséder tout son territoire représenté dans
ses dernières parcelles, avec ses plus menus linéaments, sur les vastes
feuilles du Cadastre, œuvre de géant ordonnée par un
géant ! » : Modeste Mignon, in Œuvres complètes, A. Houssiaux, 1855, p. 172 (ALW). Walter Benjamin y fait allusion dans Baudelaire (1923), éd. citée, p. 742.
§ 2
Roland Barthes a vu venir ce phénomène de la bonne
action qui semble d’abord accomplie pour en inscrire la trace.
« C'est une situation grave pour une société, écrivait-il, que de
se mettre à développer gratuitement les formes de ses
vertus » : Mythologies, Paris, Éd. du Seuil (Points), 1957, p. 60.
« Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme » : Debord, Commentaires sur la société du spectacle,
1988, GDO, p. 1607. « Aux yeux de l’autorité, écrit Giorgio
Agamben, rien ne ressemble autant à un terroriste qu’un homme
ordinaire ». En laissant fouiller mon sac je deviens un Bloom (voir
Tiqqun, Théorie du Bloom, Paris, La Fabrique, 2000),
c’est-à-dire un « citoyen inoffensif des démocraties
post-industrielles, celui qui exécute avec zèle tout ce qu’on lui dit de
faire et qui ne s’oppose pas à ce que ses gestes les plus quotidiens
(…) soient commandés et contrôlés par des dispositifs jusque dans les
détails les plus infimes, [au point qu’il se retrouve] considéré comme
un terroriste potentiel » (Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, trad. fr. de Che cos'è un dispositivo ? [2006], Paris, Payot & Rivages, 2007, p. 49, 47-48).
Page 45
§ 1
Une extraordinaire omertà, dans la presse, entoure la
monstruosité faciale d’une bonne partie des vedettes de cinéma de plus
de quarante ans. Il ne faut surtout pas en parler, pour entretenir
l’illusion (l’illusion de l’inexistence du temps ?).Le groupe
d’intellectuels « post-situationnistes » Tiqqun a plusieurs
fois pointé cette « obsession sécuritaire de la conservation »
(Tiqqun, Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille,
Paris, 1001 nuits, 2001, p. 15), qui ramène « le fait métaphysique
de la finitude à une simple question d'ordre technique : quelle est la
plus efficace des crèmes anti-rides ? » (Tiqqun, Théorie du Bloom, op. cit., p. 47).
« Faire signe » : Jean Baudrillard (voir plus loin
les notes de la p. 56 § 1), a beaucoup écrit sur ce phénomène. « Le
produit le plus demandé aujourd’hui n’est plus une matière première, ni
une machine, mais une personnalité » (Le Système des objets. La consommation des signes,
Paris, coll. Tel, 1968, p. 181). « La personnalisation consiste en un
recyclage quotidien sur la P.P.D.M. [Plus Petite Différence Marginale] :
rechercher les petites différences qualitatives par lesquelles se
signalent le style et le statut » (La Société de consommation, ses mythes ses structures, Paris, Gallimard coll. Idées, 1970, p. 128). Titre de sous-chapitre :
« Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat
aux faits, perte qui leur interdit le moindre dialogue, séparés par leur
incessante concurrence, toujours pressée par le fouet, dans la
consommation ostentatoire du néant... » : Debord, In girum..., 1978, op. cit., GDO, p. 1338
§ 2
Récupéré : Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit.,
ADG, p. 213. Anselm Jappe juge qu’après son propre essai sur Debord,
les suivants « ont mis l'accent – trop, dirais-je – sur le côté
esthétique de son activité ou sur sa biographie, ou réduit sa critique
sociale à une forme de théorie des médias. En tant que telles, [leurs
analyses] contribuent, volontairement ou non, à l'incorporation de
Debord dans l'industrie culturelle postmoderne » : Jappe,
« We Gotta Get Out Of This Place (On doit se barrer
d'ici !) » entretien avec Alastair Hemmens, dans Field Notes d’août 2015, trad. fr. Chr. I. Angelliaume [En ligne sur Palim Psao].
René Riesel, dans la même optique, est plus
mordant : « Je laisse aux debordistes mondains ou
universitaires les gloses sans fin sur Debord. Pas mal de gens,
notamment dans les médias ou les ministères, ont cru trouver en lui un
maître à penser et, sur le tard, sans doute s'y est-il prêté »
(Riesel, « Les Progrès de la soumission vont à une vitesse
effroyable », interview par Alain Léauthier, Libération du 3 février 2001).
« Le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé » : Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit.,
p. 224-225. Anders revient sur cette question dans
« L’Obsolescence de la réalité », en 1960 : « La
catégorie principale, le malheur principal de notre existence actuelle
s’appelle image » (in L’Obsolescence de l’homme t. 2, op. cit.,
p. 246). Dans une de ces réversions dont il a été question plus tôt, il
ajoute : « Auparavant il y avait des images dans le monde,
aujourd’hui il y a le monde en images » (p. 247).En 1964,
Herbert Marcuse tenait un discours qu’on pourrait qualifier de similaire
si ce n’était son sous-bassement psychanalytique : « Nous
sommes possédés par nos images, nous souffrons par nos images » (L’Homme unidimensionnel, trad. fr. de One-Dimensional Man: Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society, 1964, Paris, Éd. de Minuit, 1968, p. 274).Fight Club est un film de David Fincher sorti en 1999. Si les éléments cités ici apparaissent bel et bien dans le dialogue, (« Is [a duvet] essential
to our survival in the hunter-gatherer sense ?... Everything’s a
copy of a copy... The things you owe end up owning you... »),
ils sont trop mélangés dans le film à d’autres choses pour en faire un
manifeste « pro-situ ». Le scénario étant basé sur l’idée du
dédoublement de personnalité, soutenir que le film illustre la Critique de la vie quotidienne
de Lucien Lefebvre serait plus facile : le héros découvre en
effet, à mesure de l’avancée du récit, que la société de consommation a
« suscité en lui un être factice » (voir ici p. 61-62) qu’il
prenait d'abord pour quelqu'un d'autre.
§ 3
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1576), éd. de Paul Bonnefon, Bossard, 1922 (ALW).Sur les « drogueries », voir Yves Citton, « Regard, spectacle et servitude chez La Boétie », Expressions, IUFM Réunion, 2008, p. 5-17 [en ligne].
L’idée de soumission du peuple par les « drogueries » trouve
sa caricature dans la « théorie de la seringue hypodermique »,
hypothèse béhavioriste dûe à Harold Lasswell dans son livre de 1927 Propaganda Technique in the World War (ALA).Dès les années 1920, pour quelqu’un comme Lewis Mumford, historien américain que cite Debord dans La Société du spectacle,
c’était une affaire entendue : « Quand on était trop triste pour
penser, on pouvait lire ; trop fatigué pour lire, on pouvait aller
au cinéma ; incapable d’aller au cinéma ou au théâtre, on pouvait
tourner le bouton de la radio. Dans tous les cas, des erstaz d’amants,
de héros et d’héroïnes, de richesse, emplissaient les vies débiles et
appauvries et apportaient dans les demeures le parfum de l’irréel »
(Mumford, Technique et civilisation [trad. fr. de Technics and Civilization, 1934, chronologie finale complétée en 1946], Paris, Le Seuil, 1950, p. 272).En
1946-47, Adorno, écrivant sur le cinéma, insistait surtout, lui, sur le
pouvoir d’endormissement de la « soupe » servie par
l’industrie hollywoodienne (Adorno, Minima Moralia, op. cit.,
p. 187-190). Günther Anders, un peu plus tard, vit les choses de la
même manière : « On occupera les esprits avec ce qui est
futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique
incessante, d’empêcher l’esprit de penser » (L’Obsolescence de l’homme t. 1, op. cit., p. 122).Dans 1984
également, on lit que les « prolétos » (le prolétariat) sont
fournis en « films dégoulinant de sexe » et autres
« romans à sensation à quatre sous » par une industrie
culturelle au service du Parti (Orwell, 1984, op. cit., p. 1002 ; pour des précisions sur la pensée d'Orwell à ce sujet, aller à la note de la p. 59 §2 sur M. Mauss).La crainte de voir le cinéma du circuit courant endormir ou tromper son public apparaît aussi chez Debord, notamment dans In girum..., 1988, op. cit.
Trente ans plus tôt, il pestait contre la « scandaleuse
indifférence » de la « grande masse de la population »
(GDC, vol. 1, lettre du 23 mai 1958) ; mais il expliquerait ensuite
cette apathie par la soumission (forcée ou voulue, c’est selon) au rôle
de spectateur.Ce côté « complotiste » de son œuvre est le
moins intéressant — c’est aussi l’avis de René Riesel : au lieu de
raisonner en termes de complot, « il eût été plus sérieux et
fructueux d'analyser les conditions matérielles qui rendaient
l'opposition si difficile, d'essayer d'expliquer pourquoi on assistait
au développement d'un goût proprement terrifiant pour la
soumission ». (« Les Progrès de la soumission... », op. cit.).
Le fait même d’aimer consommer des produits de l’industrie culturelle
« tout en sachant qu’ils nous manipulent » est par ailleurs un
tel cliché que l’humoriste britannique Ben Schott a inventé pour lui un
mot-valise allemand, la Schlagerschmeicheleil (Schott, Schottenfreude, 2013, trad. fr., Paris, Éd. du sous-sol, 2016, mot n°112).Notons
enfin qu’on trouvait des défenseurs d’une telle « droguerie »
chez les Surréalistes. Robert Desnos se délectait du fait que la chair
des jolies femmes de l’écran devienne, « à l’imaginer, plus
concrète que celle des vivants (…) C’est dans cet érotisme
cinématographique qu’il convient aujourd’hui de chercher une consolation
à tout ce que la vie factice du commun peut avoir de décevant »
(Desnos, « L'Érotisme », Paris-journal du 20 avril 1923, in Œuvres, Paris, Gallimard Quarto, 1999, p. 183).«
Cinq ou six ont eu l’oreille du tyran […]. Ces cinq ont six cents qui
profitent sous eux, et qui font de leurs six cents ce que les six sont
au tyran […] ces six cents en maintiennent sous eux six mille…
» (La Boétie, Discours..., op. cit.). Debord fait référence à ce passage dans Commentaires sur la société du spectacle, 1988, GDO p. 1629.Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
1848, chap. VI : « Quelle espèce de despotisme les nations
démocratiques ont à craindre » (le verbe « énerver » est
employé ici dans son sens premier : couper les nerfs). Ce phénomène
de non-reconnaissance d’autrui est exposé dans Debord, thèse 217 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 858.
Page 46
§ 1
« J'aimerais autant pas » est une allusion à Bartleby (Bartleby, the Scrivener: A Story of Wall Street), une nouvelle d’Herman Melville (1853) dont le héros éponyme répète « I would prefer not to ».« Ce que m'a appris... » : Debord, « Notes pour le projet “Apologie” », LD, op. cit.,
p. 220. En 1887, William Morris disait dans une conférence :
« Cessons d’être fous, et ils cesseront d’être nos maîtres »
(Morris, L’Âge de l’ersatz et autres textes contre la civilisation moderne,
trad. fr., Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances, 1996, p. 87).
L'idée est déjà présente chez Jean-Jacques Rousseau : « Je
n'ai jamais cru que la liberté de l'homme consistât à faire ce qu'il
veut, mais bien à ne jamais faire ce qu'il ne veut pas, et voià celle
que j'ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j'ai été le
plus en scandale à mes concitoyens » (Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, 6ème promenade, 1782, ALW).
§ 2
Jean-Jacques Rousseau, À M. d’Alembert […] sur son article Genève […] et particulièrement sur le projet d’établir un théâtre de comédie en cette ville, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1758. Collection complète des œuvres de J.-J. Rousseau, t. 6 : Mélanges, 1782, p. 441, 447 (ALW).
Page 47
§ 1
Laetitia Cénac , « Les Coups de tête d'Adel Abdessemed », Le Figaro Madame
du 8 oct. 2012. « La violence du monde, cet artiste plasticien la
sublime à travers un spectaculaire manifeste esthétique », y lit-on
également. Dans le même style, voir le reportage du Monde sur
l’ouverture d’un lieu où le même Pinault (n°3 du « Classement
Forbes® 2020 des 39 Français les plus riches », donc) expose
d’autres pièces de sa collection : on l’y voit surveiller lui-même,
avec son « regard bleu laser », ses 84 ans et ses
« baskets montantes noires Balenciaga », les derniers
préparatifs avant l’ouverture. On y entend surtout Alain Minc dire de
l’exposition : « C’est un manifeste politique. Une expo
d’anarchistes avec des Noirs, des marginaux qui disent qu’être
capitaliste, c’est être sensible aux transformations du monde » (Roxana
Azimi et Raphaëlle Bacqué, « À la Bourse de commerce, les œuvres
d’une vie de François Pinault », Le Monde du 14 mai
2021 ; le registre « courtisan » de cet article admiratif
transparaît aussi dans son titre, qui semble attribuer au
collectionneur la paternité même des œuvres). Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967 [en ligne sur Monoskop].Soixante millions pour un chien ou quatre-vingt onze millions pour un lapin : Rabbit
(1986) vendu chez Christie's à New York le 16 mai 2019 (Christie's
appartient à François Pinault). On songe au héros du roman inachevé de
Stendhal Féder (1837), lorsqu'il disserte sur le prestige des
millionnaires, à l'occasion d'un dialogue où il conseille à l'un d'entre
eux sur les moyens de se faire, en sus de la fortune, une bonne
réputation. Inutile de chercher à paraître intelligent ou cultivé, lui
dit-il, car il se trouvera toujours un érudit pour vous prendre en
défaut ; il faut plutôt miser sur le « culte des jouissances
physiques », c'est-à-dire se montrer en train de « jouir de ces
plaisirs que tout le monde désire et que personne ne peut nier »
(Stendhal, Romans et nouvelles, Paris, Gallimard-LGF, p. 390).
« Quand vous aurez dépensé 2000 francs pour un dîner de douze
personnes, que peuvent dire l'envie et la méchanceté ? » (ibid.).
Ainsi les médias tiennent-ils à grand bruit la comptabilité des œuvres
d'art, des villas et des yachts les plus chers et des fortunes les plus
grandes.Prenons un autre exemple que Koons. Voici la description d’une œuvre dans un catalogue d’exposition :
« Serie ELA 75/K (Won’t Smudge Off), caddie de supermarché
plaqué or placé sur un socle-podium tournant et miroitant, rend enfin
au chariot de supermarché sa noblesse. Plus qu’un objet de luxe, le
caddie devient un objet-fétiche. Fascinée par l’univers de la
consommation, qu’elle ne cesse de revisiter et de détourner depuis les
années 1990 (pensons à ses emblématiques Shopping Bags, des
sacs de boutiques de luxe posés à même le sol et remplis d’emplettes
effectuées par l’artiste), Sylvie Fleury (…) reconnaît dans l’or un
pouvoir mystifiant » (Teresa Castro, catalogue de l’exposition Le Supermarché des images, Peter Szendy dir., Paris, Gallimard/Jeu de Paume, 2020, p. 12).
Apparemment, ce commentaire est au premier degré ; il ne faut pas y
voir d’ironie. L’artiste semble effectivement fascinée par cet univers,
et si la commentatrice lui prête l’intention de le
« revisiter » et de le « détourner », on peut à
égalité y voir une intention de le célébrer. L’exposition était financée
par Jaeger-LeCoultre®, marque de montres appartenant à Richemont,
deuxième multinationale du luxe dans le classement mondial, derrière
LVMH (ce qui n’empêchait pas de facturer l’entrée 10 €). Notons aussi
que la commentatrice utilise le mot Caddie® comme un nom commun qu’il
n’est pas :
« Aujourd'hui, lit-on dans Wikipedia, le nom “caddie” est
couramment utilisé pour désigner tous les types de chariots en fil
métalliques, quelle que soit leur marque. Il s'agit d'un cas particulier
d'antonomase du nom propre. Cet usage est cependant risqué car le nom a
été déposé par la société des Ateliers réunis Caddie SAS, qui possède
donc la propriété intellectuelle de la marque, et fait régulièrement
valoir ses droits. Elle a notamment obtenu à plusieurs reprises la
condamnation de journaux pour un tel usage (Le Figaro, Libération…) ».
Conclusion : le système de production-consommation infuse tout
autant l’œuvre (le caddie précieux) que sa présentation (l’exposition
sponsorisée) et que son commentaire (antonomase à base commerciale),
minant à l’avance toute velléité critique.
§ 2
Benjamin, Baudelaire (1923), éd. citée, p.
1026. Les expositions universelles datent de 1851, qui pourrait donc
figurer l’année de naissance de la « société du spectacle ».
Georges Bernanos pestait déjà contre ces « colossaux
bazars » que sont ces expositions, où seuls les « imbéciles
(…) s’attendrissaient sur la noble émulation des concurrences
commerciales, sur les luttes pacifiques de l’Industrie… À quoi bon,
puisque l’expérience de 1914 ne vous a pas suffi ? » (La France contre les robots, Paris, Robert Laffont, 1947, ALG).
§ 3
Shanghaï 2010 : bâtiment de Jacques Ferrier, avec
des œuvres de Patrick Blanc, Daniel Buren, Yan Pei-Ming, Xian Li-qing et
Pierre Malphettes. Enquête sur place ; la source a préféré
demeurer anonyme.
Page 48
Titre de sous-chapitre :
Debord : « Le spectacle en général, est le mouvement autonome du non-vivant », thèse 2 de La Société du spectacle, 1967 ; « Le spectacle n’est rien que l’économie se développant pour elle-même », ibid.,
thèse 16, GDO, p. 766 et p. 769. Michel Henry écrira vingt ans après
quelque chose de très proche : « Avec la technique [au service
du développement économique], le caractère autonome du développement a
cessé d’être une apparence, c’est un mouvement qui n’a aucun rapport
avec la vie » (Henry, La Barbarie, Paris, Grasset &
Fasquelle poche, 1987, p. 81). Sur les rapports entre Debord et Michel
Henry, voir Patrick Marcolini, « La Critique sociale du dernier
Debord à la lumière de ses notes inédites », LD, op. cit., p. 415-426.
§ 3
Les deux phrases :(1) Phrase d’origine :
« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de
production capitaliste s'annonce comme une “immense accumulation de
marchandises” » : Karl Marx, Le Capital (1867), Livre premier : Le développement de la production capitaliste, I° section : La marchandise et la monnaie, chap. premier : La marchandise, I. Les deux facteurs de la marchandise
[ALM]. Les guillemets avant « immense » sont là parce que
Marx se cite lui-même, en l’occurrence la première phrase (à nouveau) de
Contribution à la critique de l'économie politique (1859) :« À
première vue, la richesse bourgeoise apparaît comme une immense
accumulation de marchandises et la marchandise prise isolément comme la
forme élémentaire de cette richesse » (trad. fr. M. Husson et G. Badia,
Paris, Éd. sociales, 1972, [ALU], p. 23).(2) Phrase détournée :
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions
modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de
spectacles », Debord, thèse 1 de La Société du spectacle,
1967, GDO, p. 766. Debord n’en fait pas mystère puisqu’en 1973 il a
dressé la liste des phrases détournées et des citations à l’intention de
ses traducteurs, cf. GDO, p. 862.Anselm Jappe
remarque, au passage, que l’analyse marxienne de la valeur n’est pas
très claire : langage hégélien, obscurité, contradictions...
(Jappe, Les Aventures de la marchandise, 2003, op. cit., p. 29).
« Chaque marchandise se présente sous le double aspect de valeur d'usage et de valeur d'échange » Marx, Contribution à la critique..., op. cit., p. 23. La notion apparaît dès le Chap. 1.1 de Misère de la philosophie,
1847, intitulé « Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur
d’échange ». Jean Mougin, dans l’appareil critique qu'il a ajouté à
ce livre à l'occasion de sa publication par les Éd. sociales, signale
que l'opposition entre valeur d'usage et valeur d'échange (reprise en
1867 dans Le Capital) se trouvait déjà chez l’économiste suisse que cite Marx, Jean de Sismondi, en 1837 [ALM].
La notion de commensurabilité est développée par Jappe, Les Aventures de la marchandise, 2003, op. cit., p. 30-31.
§ 4
« Tous les rapports entre Robinson et les choses
qui forment la richesse qu'il s'est créée lui-même sont simples et
transparents » : Karl Marx, Le Capital (1867), Livre
premier : Le développement de la production capitaliste, I°
section : La marchandise et la monnaie, chap. premier : La
marchandise, IV. Le caractère fétiche de la marchandise et son secret
[ALM].Debord a découvert Anders tardivement mais l’adoube comme
ce « chaînon manquant » dans GDC, vol. 6, lettre du 1er déc.
1987.Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit.,
p. 202. Raoul Vaneigem confirme : « Les biens de consommation
tendent à n’avoir plus de valeur d’usage. Leur nature est d’être
consommable à tout prix » (Traité de savoir-vivre..., 1967, op. cit.).
Page 49
§ 1
Debord, Réfutation de tous les jugements…, 1975, op. cit, GDO, p. 1295.
§ 2
Marx écrit : « Les différentes valeurs
d'usage sont les produits de l'activité d'individus différents, donc le
résultat de travaux différenciés parleur caractère individuel. Mais en
tant que valeurs d'échange elles représentent du travail égal non
différencié, c'est-à-dire du travail dans lequel s'efface
l'individualité des travailleurs. Le travail créateur de valeur
d'échange est donc du travail général abstrait » (Contribution à la critique de l'économie politique, 1859, op. cit., p. 25 ; ALU).Lucien Goldmann le réexpliquera :« Le
travail nécessaire à leur production se sépare alors en deux éléments
différents que nous pourrions appeler, l’un travail concret (en tant
qu’il est travail de cordonnier, tourneur, fraiseur et crée des valeurs
d’usage) et l’autre travail abstrait (force musculaire, énergie
dépensée, etc.), qualitativement identique chez tous les travailleurs
productifs, ne différant que par la quantité et créant les valeurs
d’échange » (« La Réification », in Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1959, p. 72).
Anselm Jappe et tous les auteurs du courant de la Wertkritik le
répètent souvent : quoique le travail abstrait soit quantitatif
(une heure de travail d’un spécialiste peut valoir dix heures de travail
d’un manœuvre), se le représenter demeure un exercice difficile ;
c’est une abstraction, il n’a pas de forme sensible (Jappe, Les Aventures de la marchandise, op. cit., p. 33).
Jadis, Turgot avait bien vu la différence entre travail concret et
travail abstrait, mais bien sûr sans en tirer les mêmes conclusions que
Karl Marx :« Le Laboureur peut absolument parlant se
passer du travail des autres ouvriers, mais aucun ouvrier ne peut
travailler si le Laboureur ne le fait vivre. Dans cette circulation,
qui, par l’échange réciproque des besoins, rend les hommes nécessaires
les uns aux autres & forme le lien de la société, c’est donc le
travail du laboureur qui donne le premier mouvement. Ce que son travail
fait produire à la terre au-delà de ses besoins personnels est l’unique
fonds des salaires que reçoivent tous les autres membres de la société
en échange de leur travail. Ceux-ci, en se servant du prix de cet
échange pour acheter à leur tour les denrées du laboureur, ne lui
rendent exactement que ce qu’ils en ont reçu » (Anne Robert Jacques
Turgot, Réflexions sur la Formation & la Distribution des Richesses. Éphémérides du citoyen, 1769, ALW).On peut revenir à Lucien Goldmann pour tirer les conclusions en question :« Au
départ, le groupe produit pour sa propre consommation et n’échange que
certains biens en surplus contre d’autres qu’il ne peut produire
lui-même ; à la fin de cette évolution les groupes ont disparu en
tant qu’unités économiques et les individus ne produisent plus que pour
la vente » (Goldmann, ibid., p. 73).La guerre : Debord, In girum..., 1978, op. cit., GDO, p. 1398. Le marché mondial : Debord, La Société du spectacle, 1967, GDO p. 777. Le lien entre guerre et consommation de marchandises, lui, est signalé par Adorno dans Minima Moralia, op. cit., p 50-51 ; ainsi que par Anders dans « L’Obsolescence de l’histoire » (1978) in L’Obsolescence de l’homme t. 2 (1980), op. cit., notamment p. 281-282.« Le
grand système commercial, pierre angulaire de cette société (…) est par
essence une guerre, et seule sa mort le changera ; cette guerre,
homme contre homme, classe contre classe, dont la devise est “Ce que je
gagne, tu le perds” » : William Morris, L’Âge de l’ersatz, op. cit., p. 55.
« Et d’ailleurs il est sans doute vain de distinguer la Société
Moderne de la Guerre Totale : la Guerre Totale est la Société
Moderne elle-même, à son plus haut degré d’efficience » :
Bernanos, La France contre les robots, 1947, op. cit. [ALG].
On retrouve cette idée aussi chez Ivan Illich : « Au stade
avancé de la production de masse, une société produit sa propre
destruction » (La Convivialité, Paris, Éd. du Seuil, 1973, p 11).
§ 3
La confusion : Debord, Rapport sur la construction…, 1957, op. cit., GDO, p. 310. Il n’y a donc plus qu’à regarder car « le principe même du spectacle est la non-intervention » (ibid.,
p. 325). Voir aussi, sur l’individu qui « ne comprend pas ce qui
se passe autour et au-dessus de lui », Frédéric Vandenberghe,
« La Notion de réification. Réification sociale et chosification
méthodologique », L'Homme et la société, n°103, 1992 : « Aliénations nationales », p. 81-93 [en ligne].
Jean-Marie Vincent, lui, voit dans cet entretien de la confusion une
forme de barbarie : « La barbarie des rapports sociaux »,
Variations. Revue internationale de théorie critique n°5, éd. Parangon/Vs, Lyon, 2005 [en ligne].
De nombreux textes marxistes à propos de la fausse conscience (ne pas
bien voir ses intérêts de classe) et de nombreux textes de sociologie
traitant de l’allodoxia (avoir les opinions qu’en réalité un autre groupe nous instille) décrivent aussi certaines formes de cette confusion.György Lukács, Histoire et conscience de classe. Essai de dialectique marxiste, trad. fr. de Geschichte und Klassenbewußtsein (1922), Paris, Éd. de Minuit, 1960, p. 107. Sur les occurrences de la notion de spectacle dans ce livre de Lukács, voir Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p 39. Cf. aussi Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., 1967, op. cit. :
« L’état d’abondance est un état de voyeurisme (…) Les thèmes sont
trop abondants, le spectacle est partout ».
Page 50
§ 1
Voir l’Encyclopédie des nuisances n°5, nov. 1985 :
« l'impossibilité de parvenir à la vérité, sur des faits dont le
souvenir tend d'ailleurs à se dissoudre dans la cacophonie
ambiante ». Michel Henry constate de même que la juxtaposition des
« informations » (qui sont en fait des « incidents
ponctuels ») sur la page d’un journal ou pendant un journal
télévisé, aboutit à de l’incohérence. « Ni les tenants ni les
aboutissants ne sont donnés avec [une de ces “informations”]. Tirer le
fil de sa causalité, de sa finalité, de sa signification, de sa valeur,
ce serait penser, comprendre, imaginer, rendre la vie à elle-même quand
il s’agit de l’éliminer. Rien n’entre dans l’actualité que sous cette
double condition de l’incohérence et de la superficialité, de telle
manière que l’actuel est l’insignifiant » (Henry, La Barbarie, op. cit., p. 162).Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit., p. 218.
§ 2
Karl Marx, Misère de la philosophie (1847), chap. II La métaphysique de l’économie politique, § Ier "La méthode. Septième et dernière observation" [ALM]. Lukács reprend ce raisonnement dans Histoire et conscience de classe (1922), op. cit.,
p. 59. George Orwell parlait dès les années 1940, lui aussi, de « fin
de l'histoire », mais dans un sens différent - celui d'une
réécriture du passé par le pouvoir technocratique en place.
« L'histoire, en un sens, a déjà cessé d'exister, écrivait-il dans
une lettre en mai 1944. Hitler peut dire que les Juifs ont déclenché la
guerre, et s'il survit, cela deviendra la vérité officielle » (cité
par Philippe Jaworski in Orwell, Œuvres, op. cit., p. 1491).
Rapprochement entre Lukács (Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 163) et Debord (thèse 24 de La Société du spectacle, GDO p. 772) signalé par Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 36. Histoire et conscience de classe,
dit Jappe, est devenu dans les années 1960 « un véritable livre
culte » à la suite d’extraits parus en France en 1957 et 58, et a
« exercé une profonde influence sur Debord. On y trouve l'origine
de la direction dans laquelle celui-ci développe les thèmes
marxiens », mais « Debord ne fait pas grand état de cette
filiation ».
« L'état d'anomie juridique et morale où se trouve actuellement la vie économique » : Émile Durkheim, De la division du travail social
(1897), Préface à la 2e éd. (ALU). Sur l’aspect sociologique du travail
de Debord en général, voir Frédéric Saumade, « La Notion de
séparation chez Debord. Un avatar de la pensée sociologique
classique », Ethnologie française, nv. série, vol. 28, n° 2, avr.-juin 1998, p. 206-214 [en ligne] ; ainsi que Vandenberghe, « La Notion de réification », op. cit.
C’est cette « anomie » constatée par Durkheim que Michel
Henry appelle barbarie — une « régression des modes
d’accomplissement de la vie » qui aboutit à la « disparition
progressive (...) des dimensions esthétique, éthique et religieuse [de
la culture] » (Henry, La Barbarie, op. cit., p. 31). Une affiche du groupe Tiqqun pastichant le style du Journal Officiel et intitulée Dernier avertissement au parti imaginaire concernant l’espace public,
enfonça ironiquement le clou, en la matière, sur certains murs il y a
quelques années : « Article premier : La destination de
l’espace public est l’échange et la circulation des marchandises. Comme
toutes les autres marchandises, les hommes s’y déplacent
librement » (en ligne sur NoPasaran).
« La Technique prétendra tôt ou tard former des
collaborateurs acquis corps et âme à son Principe, c’est-à-dire qui
accepteront sans discussion inutile sa conception de l’ordre, de la vie,
ses Raisons de Vivre. Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au
Rendement, n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance,
soit consacré aux mêmes dieux ? » : Bernanos, La France contre les robots, 1947, op. cit. [ALG].
Jean Giono, Le Poids du ciel, Paris, Gallimard, 1938 (extrait en ligne).
Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris,
Armand Colin, 1954, p. 107. Ellul remarque plus loin :
« étrange renversement : l’homme reporte son sens du sacré sur
cela même qui a détruit tout ce qui en était l’objet : sur la
technique » (p. 131).Il est à noter que ce livre, par l'entremise personnelle d'Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes, sera traduit en 1964 aux États-Unis sous le titre The Technological Society.
Ellul créditera par la suite Henri Lefebvre et les « cahiers
situationnistes » d’avoir introduit la notion de
« spectacle » : « … la transformation de toute
œuvre, toute institution, toute activité, toute valeur, de la vie même
en spectacle » (Ellul, Métamorphose du bourgeois, Paris,
Calmann-Lévy, 1967, p. 155). Puis Debord directement plus tard
encore : « Plus encore que dans d'autres études sur la
technique nous rejoindrons Debord dans sa remarquable saisie de la Société du Spectacle » (Ellul, L'Empire du non-sens. L’art et la société technicienne, Paris, PUF, 1980, p. 15). Ellul reviendra sur la thématique de la technique dans Le Bluff technologique
(Paris, Hachette Pluriel, 1988), mais pester 750 pages durant contre un
éventail de choses qui englobe Disneyland, la BD et le rock y affaiblit
considérablement son propos.
§ 3
Ce phénomène d’inversion de l’usage inhérent à certains
objets techniques complexes a été remarqué (à propos des montres, pas
des ordinateurs) par Julio Cortázar dans Préambule aux instructions pour remonter une montre, repris dans Cronopes et Fameux
(1962). Pour caractériser ce même phénomène d’inversion, Maurizio
Ferraris utilise, lui, la comparaison avec l’alcool et une référence à
Scott Fitzgerald : au bout d’un certain nombre de verres, c’est le
verre qui passe la commande (Ferraris, Mobilisation totale, trad. fr. de Mobilitazione Totale
[2015], Paris, PUF, 2016, p. 16). Jonathan Crary, quant à lui, écrit
plus simplement : « Au lieu d’être un moyen pour un ensemble
de fins plus vastes, l’appareil est la fin en soi. Son but est de
pousser l’utilisateur à accomplir de façon toujours plus efficace les
tâches et les fonctions routinières qu’on lui impose » (Crary, 24/7. Le Capitalisme à l'assaut du sommeil, op. cit., p. 56).
Page 51
§ 1
Voir Vincent Charbonnier, « La Réification chez Lukacs (la
madeleine et les cendres) », in Vincent Chanson, Alexis Cukier
& Frédéric Montferrand (dir.), La Réification : histoire et actualité d’un concept critique, Paris, La Dispute, p. 43-63, 2014 [en ligne]
Debord sur Goldmann : GDC, vol. 1, lettre du 11 juil. 1959. « La Réification » (op. cit.) a d’abord paru en 1958 dans Les Temps modernes, et Goldmann en résumera lui-même la thèse, plus tard, dans son recueil La Création culturelle dans la société moderne. Pour une sociologie de la totalité,
Paris, Denoël/Gonthier, 1971, p. 100. On y trouve l’idée du spectateur à
défaut de celle du spectacle : « Dans ce domaine fondamental
de la vie humaine qu’est la vie économique, l’économie marchande masque
le caractère historique et humain de la vie sociale transformant l’homme
en élément passif, en spectateur d’un drame qui se renouvelle
continuellement et dans lequel les seuls éléments réellement actifs sont
les choses inertes » (« La Réification », p. 79).Notons que dans son essai Pour une sociologie du roman,
Lucien Goldmann remarque un décalage temporel entre l’apparition du
phénomène de réification, son analyse par Marx dans la seconde moitié du
XIXe siècle, et enfin son apparition dans la thématique et la structure
de certains romans seulement à partir de la fin de la Grande Guerre,
avec « le monde absurde de Kafka, [puis] l’Étranger de Camus, et le monde composé d’objets relativement autonomes de Robbe-Grillet » (Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, p. 23).
Autonomie : Goldmann, « La Réification », 1959, op. cit.,
p. 87. Cet « auto-développement d’un réseau de processus fondés
sur le savoir théorique de la science mais livrés à eux-mêmes » est
pour Michel Henry « l’essence de la technique moderne »
(Henry, La Barbarie, op. cit., p. 65). Il parle même
plus loin à ce propos, d’une « cancer, s’autoproduisant et
s’autonormant lui-même, en l’absence de toute norme, dans sa parfaite
indifférence à tout ce qui n’est pas lui — à la vie » (p. 81).George
Orwell avait remarqué dès 1937 cette « tendance qu'a la
mécanisation du monde à progresser de façon quasi automatique, qu'on le
veuille ou non », modulée seulement par la logique marchande
puisqu'« une invention ne laissant pas espérer des profits assez
immédiats se trouve négligée » (Orwell, Wigan Pier..., op. cit.,
p. 635, 636). Et Pier Paolo Pasolini aussi, qui parlait en 1973
d'« un hédonisme néo-laïque, aveuglément oublieux de toute valeur
humaniste et aveuglément étranger aux sciences humaines » (Écrits corsaires, op. cit., p. 49-50).
Sur la fermeture des salles de spectacle : Lewis Mumford écrivait déjà en 1934 que « le principal défaut de ce capitalisme sans but
est de jeter une ombre de reproche sur toutes les occupations et tous
les intérêts non matériels de l’humanité. En particulier, il condamne
les intérêts libéraux, intellectuels et esthétiques parce qu’“ils ne
sont pas utiles” » (Mumford, Technique et civilisation, op. cit., p. 243).
Titre de sous-chapitre :
Voir plus bas, p. 53.
§ 2
Debord, « Sur l’incendie de Saint-Laurent-du
Pont », GDO, p. 1070. Anselm Jappe est bien entendu de cet
avis : « La logique marchande, basée sur l’indifférence
vis-à-vis des contenus et des conséquences, n’est, en tant que telle,
pas viable. Une société ne pourrait jamais se fonder exclusivement sur
elle, parce qu’il en résulterait l’anomie la plus totale » (Jappe, «
Le “Côté obscur” de la valeur et le don », Revue du MAUSS, vol. 2, n° 34, 2009, p. 96-113 ; en ligne sur Palim Psao).
Marx, Misère de la philosophie (1847), I : Une découverte scientifique 1. Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange, op. cit.
La Poste, Conditions générales « Carte Pros Privilèges » en vigueur à
compter du 17/07/2019, article 4 : « Caractéristiques du
service carte Pros Privilèges ».
§ 3
Jappe, Les Aventures de la marchandise, 2003, op. cit., p. 66. Il revient sur cette questions dans « L'Argent est-il devenu obsolète ? », Le Monde du 31 oct. 2011 (version « arbitrairement tronquée » ; la version complète est en ligne sur Palim Psao).
Page 52
§ 1
Michel Henry donne un exemple moins grave de cette logique avec la
décision de faire passer une ligne à haute tension au-dessus des ruines
de la forteresse d’Èleuthère, en Grèce. La solution trouvée par les
ingénieurs grecs est techniquement la bonne, dit Henry, mais elle n’en
constitue pas moins un exemple de « la barbarie qui ravage notre
monde » car pour qu’elle soit mise en œuvre, « il a été fait
abstraction de la sensibilité » (Henry, La Barbarie, op. cit., p. 40).
Sur l’application de ce modèle à l’université, voir Hugo Harari-Kermadec, Le Classement de Shanghai. L’université ubérisée, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2019.
Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944, op. cit. Polanyi a fréquenté György Lukács à Budapest au début du XXe siècle.
Citation de Durkheim : De la division du travail social (1897), op. cit.
(première moitié de la phrase tirée de l’Introduction du Livre I,
seconde moitié tirée de la Préface à la 2e édition). Karl Polanyi voyait
dans cet égocentrisme forcené la source de la déraison
(autodestructrice) dont il question ici : si
« l’industrialisme [menace d’]éteindre l’espèce humaine »,
écrivait-il en 1944, c’est que l’économie de marché est « fondée
sur l’intérêt personnel. [Or] une telle organisation de la vie
économique est complètement non naturelle » (La Grande Transformation, op. cit., p. 337).
Un terme anglais désigne, en français courant, cette réduction des relations à la monnayabilité : le cash nexus — littéralement « paiement comptant », mais au sens métaphorique initié par Thomas Carlyle dans Chartism (1839). La phrase exacte de Carlyle, qui marqua beaucoup les esprits, est : « Cash Payment had not then grown to be the universal sole nexus of man to man ».
Elle vient du chapitre VI du livre, dont le titre témoigne que les
anglophones empruntent aussi, dans l’autre sens, au français :
« Laissez-Faire ». On parle ainsi de laissez-faire capitalism,
en référence à une anecdote rapportée par Turgot : « Que
peut-on faire pour vous aider ? », demandait Colbert au
marchand Legendre, qui lui répondit « Laissez-nous faire ». Or ce
système ne peut pas continuer indéfiniment, car l’idée de tout
marchandiser repose sur des bases trop fragiles.Revenons une
dernière fois à Karl Polanyi pour le saisir. Dans la logique du marché,
le travail, la terre et l’argent doivent constituer des
marchandises ; or dans leurs trois cas, « le postulat selon
lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la
vente est carrément faux ». En effet le travail « ne peut pas
être détaché du reste de la vie, être entreposé » (c’était déjà la
position de Marx), la terre « n’est que l’autre nom de la
nature », et la monnaie « est simplement un signe de pouvoir
d’achat » (La Grande Transformation, op. cit., p. 122). Décrire ces trois choses comme des marchandises est donc « entièrement fictif » (p. 123).
§ 2
Sur les débuts historiques de cette forme d’« escroquerie légale », voir Jappe, Les Aventures de la marchandise, 2003, op. cit., p. 89-90.
Pour les rentiers, « l’argent augmente et se reproduit de
lui-même comme un être vivant. Le langage reflète cette situation. On
dit “l’argent travaille” » : Goldmann, « La
Réification », 1959, op. cit., p. 83. L’effet boule de
neige est d’autant fort que lorsque r>g, où r désigne le taux de
rendement annuel du capital sous forme de profits, intérêts, dividendes,
etc., et g le taux de croissance, c’est-à-dire l’accroissement annuel
du revenu et de la production, « il est presque inévitable que les
patrimoines hérités dominent largement les patrimoines
constitués » : Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2013, p. 55.
Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie,
Berlin, Horlemann-Verlag, 2012 (« Argent sans valeur. Fondements
pour une transformation de la critique de l'économie politique »).
Plus tôt, Michel Henry déclarait : « Cette autonomie de
l’argent est une apparence, une illusion, que dénonce justement son
abstraction, c’est-à-dire le fait que, idéalité pure, l’argent ne
subsiste que fondé sur une réalité d’un autre ordre qui le crée
constamment et sans laquelle il disparaît » (Henry, « Penser
philosophiquement l’argent », in Comment penser l’argent ?, Roger-Pol Droit dir., Paris, Le Monde éd., 1992 ; en ligne sur Palim Psao).
John Ruskin, « Le travail », Première conférence faite à l’Institut ouvrier de Camberwell, in La Couronne d'olivier sauvage. Les sept lampes de l'architecture (1849), trad. fr., Paris, Société d'Editions Artistiques, 1900, p. 7.Parmi les différentes manières d'interpréter ce goût d'amasser, choisissons-en deux :(1) l'explication par réversionElle montre le côté autologique de ce goût. Avant Marx, on la trouve chez La Fontaine, qui écrit en 1668 dans L'Avare qui a perdu son trésor : l'avare « ne possédait pas l'or, mais l'or le possédait » (La Fontaine, Œuvres complètes
t. I, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1991, p. 168 ; l'or
le possédait car « l'usage seulement fait la possession », précise
La Fontaine, or son personnage n'achète rien avec son or). Dans ses
notes d'édition des fables, Jean-Pierre Collinet signale que cette
réversion est « un mot attribué à Bion par Diogène Laërce dans sa Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre IV, 50 », et qu'on la retrouve sous la plume de nombreux auteurs du XVIIe siècle (ibid., p. 1126). La Fontaine revient sur ce sujet dans les deux premiers vers du Loup et le chasseur (« Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux/Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux » ; ibid., p. 340), et dans Philémon et Baucis (où le Sage « Lit au front de ceux qu'un vain luxe environne/Que la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne », ibid., p. 503).(2) l'explication téléologiqueElle
fait du goût d'amasser une forme dévoyée de goût du pouvoir, notamment
sous la plume de George Orwell. C'est ce goût qui motive ultimement les
maîtres de la société dans 1984 : « Le bien des
autres ne nous intéresse pas ; seul nous intéresse le pouvoir. Ni
la richesse, ni le luxe, ni une vie longue et heureuse - seulement le
pouvoir, le pouvoir en soi » (Orwell, 1984, op. cit., p. 1205).
Page 53
§ 1
« Rien à faire... » : Debord, « L’I. S. après deux ans », 1959, GDO, p. 496.
§ 2
« On leur parle... » : Debord, In girum..., op. cit., GDO, p. 1338.
Cette rationalisation a été remarquée par Max Weber, cf. Jean-Marie Vincent, Fétichisme et société, Paris, Anthropos, 1973 (rééd. Éd. Critiques, 2020 ; original en ligne).
Pour Weber la bureaucratisation et la rationalisation sont inévitables
dès lors qu’on cherche à optimiser le rendement ou inversement, côté
ouvriers, à se protéger. Elles entraînent dès lors « la
prédominance des moyens socialement organisés sur les fins » ;
résultat : « la rationalité s’impose aux individus comme
quelque chose d’extérieur et qui les dépasse » (Vincent, ibid., p. 201).
Les imbéciles : Debord, « Notes pour la préparation des films… », LD, op. cit., p. 134.
Fredy Perlman, « La Reproduction de la vie quotidienne », trad. fr., L'Homme et la société
n°15, 1970, p. 353. Michael Löwy signale que cette idée d’une religion
de l’économie se trouve déjà chez Max Weber (surtout relu et digéré par
Lukács), et dès 1921 chez Walter Benjamin, pour qui « les billets
de banque font office d’images de saints » (Löwy, La Cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien,
Paris, Stock, 2013, p. 131). Anselm Jappe va dans le même sens et
place Debord au bout de cette chaîne : « le spectacle est
l'héritier de la religion » (Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 19).
§ 3
Pénétration de la vie intérieure :« Une
rationalisation sans cesse croissante, une élimination toujours plus
grande des propriétés qualitatives, humaines et individuelles du
travailleur (...) pénètrent jusqu'à [son] “âme” : même ses
propriétés psychologiques sont séparées de l'ensemble de sa personnalité
et sont objectivées par rapport à celle-ci, pour pouvoir être intégrées
à des systèmes spéciaux rationnels et ramenées au concept
calculateur » : Lukács, Histoire et conscience de classe, 1922, op. cit., p. 94.Dans un passage de ses Souvenirs
qui apparaît comme cynique (alors qu’en contexte il est optimiste),
Ernest Renan laissait entendre que l’obsession de la marchandise occupe
tellement le commun des mortels que les libres esprits peuvent enfin
s’épanouir en toute liberté — il citait l’exemple de Descartes, qui
« ne se trouvait nulle part mieux qu’à Amsterdam, parce que, “tout
le monde y exerçant la marchandise”, personne ne se souciait de
lui ». Renan ajoutait : « Peut-être la vulgarité générale
sera-t-elle un jour la condition du bonheur des élus. La vulgarité
américaine ne brûlerait point Giordano Bruno, ne persécuterait point
Galilée » (Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Calmann-Lévy, 1883, ALW).
Karl Marx, Manuscrits de 1844, 1er manuscrit (ALM). Cette
pseudo-chance revient, sous la plume d’Anselm Jappe : « Être
exploité par le capital est devenu un privilège réservé à une
minorité » » (Jappe, Les Aventures de la marchandise, 2003, op. cit.,
p. 280). Il le redit plus tard : « Être exploité devient
presque un privilège » (Jappe, « Peut-on s’émanciper du
fétichisme ? », conférence au colloque « Philosophie et
libération » à Lausanne, 2012, en ligne sur Palim Psao).Là
encore, jadis, Turgot a bien vu ce mécanisme se mettre en place, sans
aller jusqu’au bout de l’examen de ses conséquences : « Comme
[l’employeur] a le choix entre un grand nombre d’Ouvriers, il préfère
celui qui travaille au meilleur marché. Les Ouvriers sont donc obligés
de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de
travail, il doit arriver, & il arrive en effet, que le salaire de
l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa
subsistance » (Turgot, Réflexions sur la Formation..., 1769, op. cit., ALW).
Opposition entre unmanned et overmanned : voir Günther Anders « Révolution actuelle » (1978), in L’Obsolescence de l’homme t. 2 (1980), op. cit.,
p. 27-28. Jappe abonde dans ce sens : « En vérité, le
problème majeur aujourd'hui pour le capital est de savoir ce qu'il doit
faire de l'immense majorité de l'humanité dont il n'a plus besoin en
tant que travail vivant, étant donné le degré d'automatisation de la
production » (Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 188). Jappe analyse cette fuite en avant dans « We Gotta Get Out... », op. cit.
L’idée est exprimée dès 1959 par Lucien Goldmann : le progrès
technique dans le monde du travail « réduit la qualification et
avec elle les différences entre les individus, rendant ceux-ci
interchangeables » (« La Réification », op. cit., p. 83).
Croire à son travail : on attend des employés qu’ils « se
donnent » à leur travail, ce qui « rend possible une
instrumentalisation des hommes dans ce qu’ils ont de proprement
humain » : Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme (1999), Paris, Gallimard, 2011, p. 163. D’où l’utilisation par le management postmoderne d’outils tournés vers l’affect :« Un
patron doué d’“intelligence émotionnelle” évitera les frictions et
donnera à ses employés le sentiment qu’ils sont aimés et appréciés,
quand bien même en réalité il ne les considère ni plus ni moins que
comme du matériel humain » (Robert Kurz, « Vertus féminines. Crise
du féminisme et management postmoderne », paru dans la revue Exit ! en 2003, trad. fr. de 2011 en ligne sur Palim Psao).
Pour aider les employés à maintenir cet état d’esprit, citons entre
autres techniques celle qui consiste à écrire des slogans et autres
« règles de vie » sur les murs de l’environnement de
travail : « Esprit d’équipe… Rester positif… Montrer
l’exemple… Rester motivé… Avoir du fun… » (exemples tirés de la vidéo visible sur YouTube® L’intégration chez KPMG,
2019, qui montre de jeunes diplômés débuter chez KPMG, multinationale
d’« audit, conseil et expertise comptable ». À la fin de cette
vidéo officielle, dans ce qui ne semble pas être un lapsus puisqu’elle
n’a pas été coupée au montage, l’un des jeunes gens prononce une phrase
qui illustre le constat d’Adorno sur les « relations » vu plus
haut : « On a eu l’occasion de se voir en formation, et
l’avantage c’est qu’on va tous pouvoir se revoir dans un cadre plus
professionnel, et du coup créer de vraies relations »). Pour une théorisation de ce phénomène, voir aussi Michela Marzano, Extension du domaine de la manipulation. De l’entreprise à la vie privée, Paris, Grasset, 2008.
Page 54
§ 2
Jean-Pierre Camus, évêque de Bellay, « Réponses théoriques aux
problèmes posés par la mendicité conciliant charité chrétienne et
morale de l’exclusion », Le Cabinet historique, vers 1650, repris en annexe de l’éd. par Romain Weber de La Vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens
de Pechon de Ruby, Paris, Allia, 1999, p. 61 (La phrase exacte commence
par : « Le pauvre, à proprement parler, ... »).
Marx, Manuscrits de 1844 :« Or, en quoi
consiste l'aliénation du travail ? D'abord, dans le fait que le travail
est extérieur à l'ouvrier. [Ce caractère extérieur] apparaît dans le
fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne
lui appartient pas, que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas
lui-même, mais appartient à un autre. (...) On en vient donc à ce
résultat que l'homme (l'ouvrier) ne se sent plus librement actif que
dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus
encore dans l'habitation, qu'animal. Le bestial devient l'humain et
l'humain devient le bestial » (1er manuscrit, op. cit., ALM).L’idée se retrouve fréquemment ; par exemple :
— chez Karl Polanyi : « Séparer le travail des autres
activités de la vie et le soumettre aux lois du marché, [revient à]
anéantir toutes les formes organiques de l’existence et les remplacer
par un type d’organisation différent, atomisé et individuel »
(Polanyi, La Grande Transformation, 1944, op. cit., p. 235) ;
— chez Jacques Ellul : le travail en usine « demande une
absence, alors que toujours le travail avait été présence, mais une
absence active, tendue, efficace ; une absence qui engage le tout
de l’homme » (Ellul, La Technique…, 1954, op. cit., p. 289) ;
— dans l’essai situationniste De la misère en milieu étudiant... : « Le principe de la production marchande c’est la perte de soi » (op. cit.) ;
— chez Jean-Marie Vincent : « [Il y a un] labeur hétéronome de
la majeure partie des membres de la société. [C’est un] travail sans
téléologie » (Vincent, « La Domination du travail
abstrait », 1977, op. cit.).
Isabelle Stengers, pour sa part, préfère dire « être agi » au
lieu d’« être aliéné », car le premier terme « profite
d’une force », alors que le second « témoigne d’une
faiblesse » (Stengers, « Pragmatiques et forces sociales », Multitudes, vol. 23, n°4, 2005, en ligne).
Cette préférence est justifiée par le choix d’inscrire le capitalisme
« dans la lignée des systèmes sorciers », à ceci près qu’il
constitue « un système sorcier sans sorciers qui se pensent
tels » : Isabelle Stengers & Philippe Pignarre, La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement (2005), Paris, La Découverte poche, 2007, p. 59.
§ 3
Le livre de David Graeber, Bullshit Jobs
(trad. fr., Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018) est aussi connu que
superficiel ; sur le même thème il vaut mieux lire Richard Sennett,
Le Travail sans qualités, op. cit.
Anders, « L’Obsolescence du monde humain » (1961) in L’Obsolescence de l’homme t. 2, op. cit., p. 74.
« En travaillant pour les masses, l’Industrie moderne va
détruisant les créations de l’Art antique dont les travaux étaient tout
personnels au consommateur comme à l’artisan. Nous avons des produits,
nous n’avons plus d’œuvres » : Balzac, Béatrix (1839), Scènes de la vie privée, La comédie humaine II, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1976, p. 638.
« L’ouvrier notamment, n’est plus, comme l’artisan du Moyen
Âge, un homme irremplaçable en tant qu’il est seul à produire tels ou
tels objets qu’un autre produirait différemment ; il est devenu un
producteur de marchandises de valeurs d’échange et comme tel un élément
interchangeable d’un calcul compliqué peut-être, mais en tout cas
rationnel » : Goldmann, « La Réification », 1959, op. cit., p. 77-78.L’idée se trouve aussi dans le Traité de savoir-vivre...
de Raoul Vaneigem : « Inutile d’espérer d’un travail à la
chaîne ne serait-ce qu’une caricature de créativité. L’amour du travail
bien fait et le goût de la promotion dans le travail sont aujourd’hui la
marque indélébile de la veulerie et de la soumission la plus
stupide » (1967, op. cit.) .
Père de famille : Goldmann, « La Réification », 1959, op. cit.,
p. 103. Sur ce thème, voir aussi Boltanski et Chiapello, qui rappellent
que sous la plume d’Adorno et Horkheimer, le totalitarisme et le
fascisme « dévoilent la vérité [du] capitalisme avancé » (Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 591).
Sennett sur la transmission : Les Tyrannies de l'intimité, 1979, op. cit., p. 56. Pour un développement de cette idée, voir Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. fr. de Beschleunigung. Die Veränderung der Zeitstrukturen in der Moderne (2005), Paris, La Découverte, 2010 ; Rosa rappelle que dans Les Affinités électives
de Goethe (1809), Édouard se plaint qu’il faut recommencer tous les
cinq ans à apprendre, alors que ses aïeux apprenaient pour toute la vie —
or de nos jours la vitesse du changement est passée
d’intergénérationnelle à intragénérationnelle (p. 139).
Page 55
§ 1
Sennett sur la mémoire de l'employé : Le Travail sans qualités, op. cit., p. 131-132.
« Ce sont les machines ou les agencements de machines qui
semblent choisir les travailleurs, des profils comme on dit couramment
maintenant, plutôt que le contraire » : Vincent, « La
Domination du travail abstrait », 1977, op. cit. Même
chose chez Anders : les derniers travailleurs sont les
« bergers des automates » (« Révolution actuelle »
(1978), in L’Obsolescence de l’homme t. 2 (1980), op. cit., p. 31). Pour un exemple, voir les agents de la SNCF devant les portails automatiques, mentionnés ici p. 99.
Rosa, Accélération, 2010, op. cit., p. 182.
§ 2
Allusion au livre de Philippe Delerm La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Paris, Gallimard, 1997. À propos de ce genre de consolations, Jean-Marie Vincent écrit sans aménité :« On
essaie d'investir le moins possible dans le travail et de vivre
ailleurs, dans les relations affectives et sexuelles, dans les loisirs
et dans des activités apparemment opposées au travail par leur autonomie
et leur liberté (pratiques artistiques, pratiques du bricolage, etc.).
Ces comportements de fuite se heurtent toutefois très vite à des murs
infranchissables (...) On finit par découvrir qu'on ne cesse jamais
d'être une force de travail, rien qu'une force de travail, étant donné
que c'est seulement en tant que tel que l'on est intégré dans les
mécanismes sociaux. Le mieux qu'on puisse espérer est d'osciller dans le
malaise entre les deux pôles du travail dégradant et du loisir sans
accomplissement, en cherchant péniblement quelques rares moments de
satisfaction ou d'oubli » (Vincent, « La Domination du travail
abstrait », 1977, op. cit.).George Orwell disait
déjà : « [La plupart des gens] n'ont de vie véritable que
pendant leurs heures de loisir » (« Les Écrivains et le
Léviathan », 1946, in Œuvres, op. cit., p. 1350-1351).
Marx, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » op. cit.
Sur la réinterprétation par Lukács de ce concept, voir Karl Hermann
Tjaden, « Le Caractère fétiche de la marchandise et du capital
comme résultat de la civilisation occidentale », Actuel Marx vol. 1, n°43, 2008, p. 112-125 (en ligne).
Pour Jean-Marie Vincent, il y a là un « aveuglement » qui
consiste à la fois à « voir et à ne pas voir », d’ailleurs
« Marx n’a pas voulu, à partir du fétichisme, faire une théorie de
l’illusion » : « Sur le fétichisme de la marchandise.
Débat entre Jean-Marie Vincent et Étienne Balibar », propos
recueillis par Antoine Artous, Critique communiste n° 140, hiver 1994-95 [en ligne].Balibar
précise au cours de ce débat : « D’un côté existent
l’apparaître des choses, telles qu’elles sont pour la perception et
l’expérience vécue, et, de l’autre, la mystification, l’illusion. Mais
il ne s’agit pas de la démarcation rationaliste classique entre le
domaine de la perception vraie et celui de l’erreur : c’est une
façon de dire que les deux processus n’en font qu’un ». Anselm
Jappe revient aussi sur cet aspect du fétichisme dans Les Aventures de la marchandise, op. cit., p. 38-39.
Sur Quiqueg : en témoigne l’étonnement du narrateur le voyant
remettre désinvoltement l’idole dans sa poche une fois la cérémonie
terminée : Melville, Moby-Dick (1851), in Œuvres III, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2006, p. 44.
Ces longues chaînes ont déjà été mentionnées avec les exemples du
stylo et des oignons, p. 49. À leur extrémité côté consommateur, la
« véritable origine de la plus-value est obscurcie et mystifiée
» ; en particulier lors du calcul d’un taux de profit moyen, « les
fondements mêmes de la détermination de la valeur sont dérobés au regard
» : Tjaden, « Le Caractère fétiche… », 2008, op. cit.
Le prix des chaussures est celui mentionné par le site officiel Dior® au
moment de l’écriture de ce passage (févr. 2021). Le lecteur désireux de
disposer d’un exemple plus frappant pourra les remplacer par les sneakers de la bien-nommée ligne « Money Beast » chez Philippe Plein®, 4998€ TTC la paire à la même époque.
Passer à une marchandise virtuelle (numérique) ne change rien à la question : voir Roberto Bui (sous le nom collectif Wu Ming),
« Fétichisme de la marchandise digitale et exploitation
cachée : les cas Amazon et Apple », 26/09/11, trad. par Serge
Quadruppani en ligne.
Dernière ligne
Debord, « Préliminaires pour une
définition de l’unité du programme révolutionnaire », 1960, GDO p.
514 (il manque le « e » de parure dans le livre).
Page 56
§ 1
Debord, « Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays », I. S. n°10, mars 1966, p. 686. L’idée réapparaît l’année suivante dans le Traité de savoir-vivre...
de Raoul Vaneigem : « On se retrouve seul, inchangé, congelé
dans le vide produit par une cascade de gadgets, de Volkswagen et de
pocket books » (op. cit.).
Illusion de l’identité : ou, dit autrement, sentiment
d’appartenance à une tribu, puisque depuis vingt ans au moins le monde
du commerce et de la publicité parle à ce sujet de « marketing
tribal » (Bernard Cova & Véronique Cova, « Tribal
Marketing: The Tribalisation of Society and its Impact on the Conduct of
Marketing », European Journal of Marketing, vol. 36, n°5-6, 2002, p. 595-620).
« Baudrillard n’est pas le successeur de Guy Debord et ne s’en
inspire pas » : Anselm Jappe, « Baudrillard, détournement
par excès », Lignes, vol. 1, n°31, 2010, p. 67-78 [en ligne sur Palim Psao].
« C'est une grande erreur que de vouloir rattacher Debord aux
théories — plus ou moins « postmodernes » — centrées sur la
communication, l'image et la simulation » : Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit.,
p. 172. « Guy Debord ne mérite pas d'être confondu avec
Baudrillard et réduit à une affiche pop culturelle » : Robert
Kurz, « La Société du spectacle trente ans plus tard », Préface à l'édition brésilienne du livre de Jappe Guy Debord, Vozes, Petropolis, 1999 [en ligne sur Palim Psao].
« J’ai ri depuis toujours de l’impudence des deux clowns
médiatiques Baudrillard et Lyotard » : GDC, vol. 7, lettre du
21 janv. 1991.
Jean Baudrillard reviendra souvent sur ce thème :
— « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe » : conclusion du Système des objets, op. cit., p. 277 de la rééd. Gallimard coll. Tel ;
— « Tout est spectacularisé, c'est-à-dire, évoqué, provoque,
orchestré en images, en signes, en modèles consommables » : La Société de consommation, ses mythes et ses structures, p. 308 de la rééd. Folio (pas de mention de Debord ici, sinon à l'adresse des happy few
grâce à la mise en italiques du mot « spectacularisé » ;
il faudra attendre la bibliographie finale, ou se contenter, p. 311, de
l'affirmation lapidaire selon laquelle les situationnistes sont
« inclus dans le contre-discours », c’est-à-dire exempts de
toute particularité qui les distinguerait des autres opposants au régime
capitaliste). Notons au passage que Pasolini écrivait en 1974 :
« Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que
les sociologues ont trop gentiment nommé “la société de
consommation” » (Écrits corsaires, op. cit., p. 268) ;
— « Ce que nous vivons, c’est l’absorption de tous les modes
d’expression virtuels dans celui de la publicité (...), degré zéro du
sens, forme la plus basse de l’énergie du signe » : Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 131.
Parmi les prédécesseurs de Baudrillard en la matière, plus mordants que lui, on trouve entre autres :
— Giono : « Vivant, je veux dire utilisable, car qui peut appeler cela vivre ? » (Le Poids du ciel, 1935, op. cit.) ;
— Adorno : « Ce qui jadis méritait pour les philosophes de
s’appeler la vie est devenue une affaire privée et ne relève plus
finalement que de la consommation » (Minima Moralia, op. cit., 1951, p. 9) ;
— Ellul : [Il fallait travailler pour vivre, or] « la vie qu’était-ce ? Exclusivement consommer » (La Technique…, 1954, op. cit., p. 202) ;
— Marcuse : « La satisfaction augmente en fonction de la masse de marchandises » (L’Homme unidimensionnel, op. cit., préface de 1967, p. 8) ;
— Jean-Marie Vincent : « La consommation n’est pas seulement
une consommation passive, hors de la production, c’est aussi un
positionnement, une certaine orientation de l’agir, y compris au niveau
de l’affectivité, des loisirs, de l’expressivité même » (« Sur
le fétichisme de la marchandise », 1994, op. cit.).
§ 2
« Le consommateur [veut surtout] ne jamais être en
retard sur le processus de production en cours et (…) ne jamais se
demander à quoi sert un produit. Faire comme tout le monde, participer à
la bousculade, faire la queue, voilà qui vient remplacer tant bien que
mal les besoins rationnels » : Adorno, Minima Moralia, op. cit., p. 114.On
trouve aussi cette détestation de la mode, surtout quand elle touche le
« marché » des idées, chez Debord, qu’exaspèrent les pro-situs :
ils « ne savent rien faire d’autre » que d’approuver l’I. S.,
qu’ils « transforment en idéologie » alors que c’est une
forme de vie, et se contentent de consommer le situationnisme
« comme on voyage à Katmandu » (Debord et Sanguinetti, La véritable scission dans l'Internationale, 1972, op. cit., p. 1107 et 1120).
Debord, thèse 38 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 777. Georges Bataille, « La Notion de dépense » (1933) in La Part maudite, Paris, Éd. de Minuit, 2011, p. 140.
Lewis Mumford écrivait en 1972 : « Il devrait être évident
que cette société d’abondance est condamnée à périr étouffée sous ses
déchets, à moins qu’une intervention humaine délibérée et vigilante
n’exige de tout ce système de production, de consommation et de
reproduction qu’il s’astreigne à l’épargne, à la modération et à la
retenue humaine. Les seules ressources susceptibles de s’accroître
indéfiniment sont celles qui nourrissent, stimulent et étendent les
fonctions supérieures de l’esprit » (Mumford, « L’Héritage de
l’homme » [1972], trad. fr., Bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle n° 11, 2014 [en ligne sur Les amis de Bartleby]).
L’image de la roue de hamster a aussi ceci d’intéressant que le
hamster (si l’on veut bien l’anthropomorphiser) vit dans
l’illusion : soit il croit que la nourriture arrive magiquement
dans la cage, soit il croit qu’elle arrive parce qu’il anime la roue.
§ 3
Adorno, Minima Moralia, 1951, op. cit.,
p. 115. Déf. de « fongible » dans le TLF : « Chose,
bien qui peut être consommé(e) par l'usage et remplacé(e) par un(e)
autre de même nature, de même qualité et en même quantité, par
opposition à une chose, à un bien non fongible que l'usage laisse
entier(e) et qui se restitue en nature ».Georges Perec décrit dans son premier roman ce rapport à la consommation :« Dans
le monde qui était le leur, il était presque de règle de désirer
toujours plus qu’on ne pouvait acquérir. Ce n’était pas eux qui
l’avaient décrété ; c’était une loi de la civilisation, une donnée de
fait dont la publicité en général, les magazines, l’art des étalages, le
spectacle de la rue, et même, sous un certain aspect, l’ensemble des
productions communément appelées culturelles, étaient les expressions
les plus conformes » (Perec, Les Choses, une histoire des années soixante, Paris, Julliard, 1965, p. 42).
Page 57
Illustration
Staffan Linder disait en 1970 que le secret de la publicité
consiste à faire passer de la suggestion pour de l’information (cité par
H. Rosa, Accélération, 2010, op. cit., p. 158).
Cette collection de slogans publicitaires fait à nouveau songer à
Adorno, qui écrivait dans le même livre : « La fin et les
moyens sont pris l'un pour l'autre », au sens où vivre pour
consommer prend la place de consommer pour vivre (Minima Moralia, op. cit.,
p. 9). À propos de réversions, d'ailleurs, celle que propose le slogan
de M. Propre™, en bas à droite, relève peut-être de la récupération
cynique : « Ne vivez pas pour nettoyer, nettoyez pour
vivre ».De semblables collections de slogans peuvent être
faites avec, à la place de « vie », des noms comme
« amour » ou « passion », ou des adjectifs comme
« vrai » ou « authentique ». Autant d'étiquettes que
leur utilisation mercantile a peu à peu privé de leur poids, de leur
gravité et de leur puissance d'évocation. Les combinaisons de ces
étiquettes sont fréquentes ; voir, ici en bas à droite,
« Vivez votre passion » (à propos d’aliments pour chats, en
l’occurrence).
Page 58
§ 1
Inversion : Debord, thèse 2 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 766.
Moment : Debord, thèse 9, ibid, GDO p. 768.
La Joconde aura perdu son aura au sens que Walter Benjamin donne à ce mot dans son célèbre essai L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1939), trad. fr., Paris, Allia, 2012.
§ 2
Meilleure traduction possible actuellement :« On
ne peut néanmoins pas dire que le faux constitue un moment ou même une
partie constitutive du vrai (...) [car] dans l’unité, ils ne sont plus
visés comme ce qu’énonce leur expression » : Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 84, 85.Comme
beaucoup d’amateurs français de philosophie (et même un certain nombre
de professionnels) du début des années 1950, Debord et ses camarades
abordaient semble-t-il la Phénoménologie de l’esprit munis de ce « mode d’emploi » qu’est d’une certaine manière le livre d’Alexandre Kojève Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., cf. Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 164. La publication du 3ème volume de La Librairie de Guy Debord, Marx, Hegel (dir. Laurence Le Bras, Paris, L'Échappée, 2021), il est vrai, relativise ce point de vue.Notons
en tous cas que leur amour de Lautréamont ne les préparait pas à la
clarté en la matière : « Rien n’est faux qui soit vrai ; rien
n’est vrai qui soit faux. Tout est le contraire de songe, de
mensonge » (Ducasse, Poésies II, Librairie Gabrie, 1870,
ALW). Sur la question de la généalogie des idées politiques de Debord,
voir la thèse de Gabriel Ferreira Zacarias, Expérience et représentation du sujet : une généalogie de l’art et de la pensée de Guy Debord, Université de Perpignan & Università degli studi (Bergame), 2014, en ligne.
Personne, pas même Hegel, n’a jamais donné de définition claire et
précise de la dialectique hégélienne, comme le rappelle Vincent
Descombes avant de remarquer que Sartre, au long des 800 pages qu’il
consacre à ce concept dans sa Critique de la raison dialectique, laisse entendre qu’on ne saurait le définir (Le même et l’autre, op. cit., p. 66).
§ 3
Exergue de La Société du spectacle : GDO, p. 766. L’original est le suivant : « Et
sans doute notre temps qui préfère l’image à la chose, la copie à
l’original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être, tient
cette transformation qui le déçoit pour une destruction absolue, ou à
tout le moins pour une profanation scélérate ; car ce qui est sacré
pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane, c'est la
vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la
vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est
aussi pour lui le comble du sacré. Elle est disparue, la religion, et ce
qui prend sa place, même chez les protestants, c’est l’apparence de
religion » : Ludwig Feuerbach, L’Essence du christianisme
(1841), préface à la 2ème éd. (1843) trad. fr. de cette préface L.
Althusser et trad. fr. du texte principal J.-P. Osier, Paris, François
Maspéro Fondation, 1983, p. 108.
Pour une remise en contexte de cet essai de Feuerbach, voir Émile Bottigelli, « Faut-il relire Feuerbach ? », Raison présente, n°8, 4ème trim. 1968 : « Objectivité et historicité de la pensée scientifique », p. 107-113 [en ligne].La
« religion de l’humain » de Feuerbach, explique Vincent
Descombes, est la « théologie inversée » de l’humanisme qui
« revendique la divinité pour l’homme », et amène celui-ci à
« se réapproprier les attributs divins » (Descombes, Le Même et l'autre, op. cit., p. 43). Descombes rapproche d’ailleurs la démarche de Kojève de celle de Feuerbach (p. 60).Mais le plus illustre commentateur de Feuerbach est Marx dans ses Thèses sur Feuerbach
(1844-1847). Il lui reproche de ne pas voir que « l’"esprit
religieux" est lui-même un produit social et que l'individu abstrait
qu'il analyse appartient en réalité à une forme sociale
déterminée » (thèse VII). C’est dans ce texte de Marx que figure,
tout à la fin, une phrase célèbre que les situationnistes reprendront à
leur compte : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le
monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le
transformer » (thèse IX ; ALM).
Page 59
§ 1
Charles Fourier, Le Nouveau Monde Industriel,
t. II, Bruxelles, Librairie Belge-Française, 1840, p. 97 (ALA). Petits
changements ici aussi : dans l’original, il n’y a pas de virgule
après « civilisés », et « ayant » a été remplacé par
« sont » (la phrase continue).Tout le monde, à l’époque,
n’était pas aussi pessimiste que Fourier en matière de déclin général de
l’authenticité. En 1850, Amiel, fort troublé en lisant De la démocratie en Amérique
(Tocqueville, 1848), notait en le refermant : « On voit que
l’ère de la médiocrité en toute chose commence, et le médiocre glace
tout ». Quelques lignes plus bas, cependant, il se reprenait et se
persuadait que l'Europe se débarrasserait de la contamination américaine
peu après l'avoir accueillie à son corps défendant : « Nous passerons par la ruche, mais nous n’y resterons pas » (Henri-Frédéric Amiel, Grains de mil : poésies et pensées, Joël Cherbuliez, 1854, ALW).
Lisant ces remarques d’Amiel trente ans plus tard, Renan constatait lui
aussi que « le monde marche vers une sorte d’américanisme, qui
blesse nos idées raffinées », sans croire non plus qu’elle
durerait :« Longtemps encore les applaudissements et la
faveur du public seront pour le faux. Mais le vrai a une grande force,
quand il est libre ; le vrai dure ; le faux change sans cesse et tombe.
C’est ainsi qu’il se fait que le vrai, quoique n’étant compris que d’un
très petit nombre, surnage toujours et finit par
l’emporter » : Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Calmann-Lévy, 1883 (ALW).
§ 2
À cause de la lumière électrique, « on en
rencontre un peu partout des doubles qui ont bien l’air de
vivre » : Pierre Mac Orlan, Aux lumières de Paris, 1924, in La Lanterne sourde, Paris, Gallimard, 1953, p. 31.
« Les jeunes filles étaient françaises et elles marchaient aussi de
cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma,
arrivaient chez nous » : Marcel Mauss, « Les Techniques du corps »,
conférence du 17 mai 1934 au siège de la Société Française de
Psychologie, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p. 372.Pour
la remise en contexte de cette remarque de Mauss, voir Jean-Marc
Leveratto, « Lire Mauss. L’authentification des “techniques du corps” et
ses enjeux épistémologiques », Le Portique n°17, 2006 [en ligne].À
la même époque, le constat de George Orwell était plus
pessimiste : si le prolétariat subit les pires choses, c'est que
depuis la Première Guerre mondiale, le cinéma et les « vêtements
habillés bon marché » fournissent du rêve. « On peut très bien
avoir trois demi-penny en poche, pas la moindre perspective d'avenir et
un recoin dans une chambre humide pour tout foyer, sans que ça empêche
de parader au bout de la rue, dans ses vêtements neufs, en rêvant
secrètement qu'on est Clark Gable ou Greta Garbo, ce qui compense pas
mal de choses » (Orwell, Wigan Pier..., 1937, op. cit., p. 537).Reproductions : Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit., p. 170.
Gable : Anders, « L’Obsolescence de la réalité » (1960), in L’Obsolescence de l’homme t. 2 (1980), op. cit., p. 249. Pier Paolo Pasolini était apparemment aussi désenchanté, en la matière, qu'Anders. Il avait tourné L’Évangile selon Saint Matthieu
en 1964 avec des acteurs recrutés sur place, dont les corps à son avis
ne différaient guère de ceux du temps de Matthieu deux mille ans plus
tôt ; or dix ans plus tard seulement c’eût été impossible :
« tous les visages, tous les corps des jeunes gens portaient
maintenant, en eux, la marque de leur exposition à la télévision, à la
publicité et à la consommation, et du rapport radicalement différent au
réel qui en résulte » (Olivier Rey, « Pier Paolo Pasolini la
force du passé », in Radicalité. 20 penseurs vraiment critiques, Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini dir., Paris, L’Échappée, 2013, p. 285).
Mensonge vrai : Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit., p.205.
La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave met aux prises
deux individus qui, à la suite d’un combat, ont embrassé les rôles de
maître et d’esclave. Au début le vainqueur est satisfait et le perdant
malheureux. Puis le premier s’encroûte, ne pensant plus qu’à consommer
pour son plaisir ce que produit son esclave, cependant que celui-ci
reprend du poil de la bête, s’investit créativement dans sa tâche. Et le
voici prêt à inverser le processus de domination… Dans les rôles
respectifs du maître et de l’esclave, prenons par exemple l’aristocrate
et le bourgeois, l’inversion s’appelant Révolution française. Ou alors
dans la version de Marx, le bourgeois et l’ouvrier, l’inversion
s’appelant alors « le grand soir »...En revanche,
l’exemple du bourgeois et du situationniste ne fonctionnerait pas, car
le bourgeois n’a pas besoin du situationniste ; c’est de l’ouvrier
qu’il a besoin pour dégager la plus-value grâce à laquelle il consommera
des marchandises pour son plaisir. Voilà pourquoi les situationnistes,
dans leurs textes (jusqu’à la dissolution de 1972 en tous cas) ne
perdaient pas de vue qu’ils n’avaient aucune chance de provoquer sans le
prolétariat le renversement attendu.Signalons aussi que la
dialectique hégélienne peut être comprise sur un mode plus intellectuel
et plus passif : Vincent Descombes précise ainsi, en résumant la
façon dont Alexandre Kojève « popularisera » Hegel, que la
dialectique « dans le sens classique » est « le
renversement du vrai en faux et du faux en vrai », l’action ou
l’histoire décidant du résultat — si un esclave a dit (stoïciennement)
dans le monde antique « je suis un homme libre » son jugement
était faux mais il deviendra vrai dans le futur, en se trouvant
transformé par l’histoire (Descombes, Le même et l'autre, op. cit., p. 42).On
pourrait aussi illustrer ce point avec le personnage de Bozo,
artiste-clochard du Londres de 1930 croqué par George Orwell.
« Avec un peu de volonté, [déclare Bozo], on peut vivre la même
vie, qu'on soit riche ou pauvre. Les livres et les idées, ils sont
toujours là. Il suffit de dire “je suis un homme libre là-dedans” (il se
frappe le front) et tout ira bien » (Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, trad. fr. de Down and out in Paris and London, 1933, in Œuvres, op. cit., p. 145).
René Descartes (qui écrit la phrase à la première personne du
singulier : « Et j’avois toujours un extrême désir... »),
Le Discours de la méthode (1637), éd. de Victor Cousin, Levrault, 1824 (ALW).
« La désinformation se déploie maintenant dans un monde où il
n’y a plus de place pour aucune vérification » : Debord, Commentaires sur la société du spectacle,
1988, GDO p. 1620. La postvérité, dit Maurizio Ferraris « n’est
que la popularisation du principe capital du postmoderne (c’est-à-dire
la version la plus radicale de l’herméneutique), principe selon lequel
“il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations” »
[formule de Nietzsche, en fait fragment posthume recueilli dans La Volonté de puissance]. L’herméneutique « s’est fait la complice des populistes » (Postvérité et autres énigmes, trad. fr. de Postverità e altri enigmi [2017], Paris, PUF, 2019, p. 24).
Hannah Arendt, La Nature du totalitarisme (1954), Payot, 1996, p. 224.
Page 60
§ 1
La formulation debordienne « tout ce qui était… est
maintenant... » rappelle aussi Jacques Ellul : « Ce qui
était parfaitement anormal est devenu le quotidien » (Ellul, La Technique…, 1954, op. cit.,
p. 290). Par ailleurs, le mantra de Debord s'est attiré les foudres de
Régis Debray et de Jean Baudrillard. L’inanité de l’argument qu’ils
lui opposent — et qui se résume à une réversion — laisse pantois.
Voici ce qu'écrit Régis Debray :« L’enfermement dans le
présupposé scolaire, qui détourne de rentrer dans l’effectivité
technique de l’objet, peut seul expliquer, me semble-t-il, le contresens
inaugural sous lequel Debord a placé sa dissertation : “Tout ce qui
était directement vécu s’est éloigné dans une représentation”. Ce n’est
pas là un diagnostic, mais une scholie ; non une observation, mais une
déduction. Car, depuis 1839, apparition de l’image-empreinte et an zéro
du “paradigme indiciaire” a qui va gagner de place en place tous les
secteurs de la vie sociale et les genres artistiques, on a assisté à
l’évolution inverse : tout ce qui avait été éloigné dans et par la
représentation doit être désormais vécu en direct. L’État, le Parlement,
les partis, mais aussi les tableaux, les pièces, la sculpture, les
films et l’écrit lui-même. L’indice gagne sur le symbole, l’événement
sur le rituel, le contact sur le livret ; partout, la présence mord sur
la représentation » (Debray, « À propos du spectacle. Réponse à un
jeune chercheur », Le Débat, vol. 85, n°3, 1995, p. 7).
Ce texte a été validé six ans plus tard par Baudrillard (cf. Gilles Marion et Lionel Sitz. « Baudrillard : des objets à la réalité intégrale », in Éric Rémy éd., Regards croisés sur la consommation, t. 2 : Des structures au retour de l’acteur, Paris, EMS Éd., 2015, p. 47).Soit
Debray et Baudrillard n’ont pas bien saisi ce que voulait dire Debord,
ce qui est possible quoiqu’il s’exprime plus clairement qu’eux, soit
leurs définitions du verbe « vivre » et du nom
« représentation » ne sont pas celles qui figurent dans le
dictionnaire. La place et la patience manquant pour faire un sort à ce
genre de discours — et puis Jacques Bouveresse (dans Prodiges et vertiges de l'analogie. De l'abus des belles-lettres dans la pensée, Paris, Liber-Raison d’agir, 1999) autant que Pascal Engel (dans Manuel rationaliste de survie,
Marseille, Agone, 2020) s’y sont déjà attelés à propos de Debray —,
contentons-nous de pointer une formule qui fait capoter la
pseudo-démonstration : « vécu en direct », écrit Debray.
Or « en direct » relève du vocabulaire de la télévision, donc
de la représentation ; Debord avait bien pris la précaution
d'employer l'adverbe « directement », qui, lui, n'en relève
pas.Karl Marx & Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, 1848, op. cit.
Pour Étienne Balibar, cette hégémonie est une forme de
totalitarisme : « Le totalitarisme de la forme marchande
existe lorsque les individus sont pris dans la structure objective de
l’échange, à partir du moment où non seulement les objets auxquels les
individus ont affaire sont des marchandises, mais où leur propre force
de travail est devenue marchandise » (« Sur le fétichisme
de la marchandise. Débat entre Jean-Marie Vincent et Étienne
Balibar », op. cit.).
§ 2
Witold Gombrowicz, Journal, t. 1 (1953), trad. fr., Paris, Christian Bourgois, 1981, p. 78.
Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, trad. fr. de Livro do Desassoego,
1913-1935, Paris, Christian Bourgois, 1999, p. 110. Pessoa, avec ses
hétéronymes, « doubles » de lui qui écrivaient tous des choses
différentes, est bien entendu un cas d’école en la matière. « Je
dois encore beaucoup travailler sur mon esprit, écrivait-il à un
correspondant ; je reste bien loin de l’unification que je
désire » (Pessoa, lettre du 24 juil. 1915, Pourquoi rêver les rêves des autres ?, trad. fr., Paris, L’Orma, 2020, p. 19). Deux livres de Pessoa se trouvent dans la bibliothèque de Guy Debord.
À Gombrowicz et à Pessoa on pourrait ajouter, entre bien d'autres
écrivains, Paul Bowles. Il décrit dans son autobiographie le moment où
il découvre la « méthode qui me permit d'être le témoin, plutôt que
l'acteur de ma propre existence », et dont il pense qu'André Gide
l'emploie aussi (Bowles, Mémoires d'un nomade, 1972, trad. fr.,
Paris, Quai Voltaire, 1989, p. 65). Ou encore Béatrix Beck :
« Distance d’années-lumières entre moi et moi », écrit-elle
dans Bribes (Rigny, Éd. du Chemin de fer, 2016, p. 14.
§ 3
Paul Valéry, « Cinématographe », Cinéma-Cahiers de l’IDHEC n°1, 1944, repris dans Œuvres II, Paris Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 1583.
§ 4
Debord, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, 1959, texte du film in GDO, p. 480.
Page 61
Ligne 1
« Représentés partout ». Debord se trouve ici proche du
texte de Valéry mentionné ci-dessus : « L’aliénation du
spectateur (…) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ;
plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin,
moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité
du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses
propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui
représente » : thèse 30 de La Société du spectacle, GDO p. 774.Proximité
encore (sans mention de Debord ni de qui que ce soit d’autre, au
demeurant, tout au long de son livre) chez Michel Henry qui écrit vingt
ans plus tard : l’« existence médiatique » consiste à
« vivre non pas de sa propre vie mais de celle d’un autre, qui
raconte, s’agite, frappe, se dénude ou fait l’amour à votre place »
(Henry, La Barbarie, op. cit., p. 164).
§ 2
Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807),
trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 501. Marcus fait allusion à
cette phrase, traduite autrement et sans en donner la localisation
exacte, dans son livre Lipstick Traces, 1998, op. cit., p. 119.
Lukács, Histoire et conscience de classe (1922), op. cit.,
p. 96 (l’original est à la 3ème personne du singulier — le sujet de la
phrase est « la personnalité » — et non à la 1ère personne du
pluriel).
Lucien Goldmann, « La Réification », 1959, op. cit., p. 89.
Lucien Goldmann, La Création culturelle dans la société moderne. Pour une sociologie de la totalité, Paris, Denoël/Gonthier, 1971, p. 62.
§ 3
« L'être factice, outrecuidant, ange ou diable,
surhomme ou criminel, que l'on a suscité en moi pour que je ne sois plus
moi-même et que je ne suive pas les lignes de force de l'action vers
plus de réalité » : Lucien Lefebvre, Critique de la vie quotidienne I, Paris, L’Arche, 1958, p. 180.À
propos de cette impression d’être un rouage qui n’a pas vraiment besoin
d’une conscience juste bonne à l’encombrer quand il s’agit d’être
« efficace » (et à l’encombrer au point d’être vue comme une
conscience « maléfique »), on peut reprendre l’expression que
proposa dès 1914 le sociologue américain Victor Branford : un état de subjectivité surajoutée (l’expression provient de son livre Interpretations and Forecasts: A Study of the Survivals and Tendencies in Contemporary Societies ; Lewis Mumford la cite dans Technique et civilisation, op. cit., p. 242).
Page 62
§ 1
Anders, « L’Obsolescence de la sphère privée », 1958, in L’Obsolescence de l’homme t. 2, op. cit., p. 233. Cette « obsolescence de la sphère privée » existe par anticipation dans 1984,
où Orwell écrit : « Avec le développement de la télévision et
les perfectionnements techniques permettant la réception et la
transmission simultanées sur le même appareil, la vie privée est
morte » (1984, 1949, op. cit., p. 1151).
« Dans les trois quarts des hommes, écrivait Sainte-Beuve, un
poëte meurt jeune tandis que l’homme survit »
(« Millevoye », 1837, in Portraits littéraires, t. 1,
nouv. éd., Paris, Garnier, 1876, p. 415). Alfred de Musset a repris la
formule, en la réarrangeant, dans son poème-hommage À Sainte-Beuve (1850). Et Flaubert s’en est sans doute souvenu : « Chaque notaire porte en soi les débris d'un poète » (Madame Bovary, 1857).Signalons
par ailleurs la présence de ce thème parmi l’un des événements qui
constituent le prélude à mai 68, le scandale du 11 décembre 1967 à
Nanterre : les Enragés y ont interrompu une soirée poésie aux cris
de « les flics, les curés de demain seront aussi des poètes »
(Pascal Dumontier, Les Situationnistes et Mai 68. Théorie et pratique de la révolution (1966-1972), Paris, Ivrea, p. 104-105)
Sur la « divinisation de l’artiste » dans les sociétés où règne la réification et l'aliénation, voir Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, 1979, op. cit., p. 204 ; ainsi que Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
Impudique et indiscret : Anders, « L’Obsolescence de la sphère privée », op. cit., p. 236.
Ce phénomène des téléphoneurs ignorants est décrit par Sherryl Turkle dans Seuls ensemble, trad. fr. d'Alone Together (2011), Paris, L’Échappée, 2015, p. 245 sq.
Ferraris, Postvérité…, 2019, op. cit., p. 10.
§ 2
« J’existe » : en ligne sur le site de Thierry Jaspart. On songe, à les voir, au cri du cœur que pousse le héros du Prisonnier, « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! » (« I am not a number, I am a free man ! » figure dans le générique de chacun des 17 épisodes de The Prisoner, série télévisée britannique créée par George Markstein et Patrick McGoohan en 1967).
§ 3
Mario Perniola, Théorie de l’historiette, 2018 [en ligne] :
« Le monde est empli d’écritures que personne ne lit. Il existe –
paraît-il – cent millions de blogs, dont l'immense majorité n'est prise
en considération par personne ».
Page 64
Titre de sous-chapitre :
Sennett, cf. ici p. 65, §1.
§ 1
Rapport social : Debord, thèse 4 de La Société du spectacle, GDO p. 767 ; Debord signalera l’emprunt à Marx (ibid., p. 862). Anselm Jappe revient sur ce détournement de Marx dans Guy Debord, 2020, op. cit.,
p. 30. Original : « La valeur utile des choses se réalise
pour l'homme sans échange, c'est-à-dire dans un rapport immédiat entre
la chose et l'homme, tandis que leur valeur, au contraire, ne se réalise
que dans l'échange, c'est-à-dire dans un rapport social »
(« Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret », op. cit.).Reformulation
de Marx, plus claire que l’original, par Jean-Marie Vincent :
« Le rapport marchand est un rapport entre quelqu’un qui vend une
marchandise et quelqu’un qui l’achète, c’est donc un rapport social qui
ne se réduit pas à un échange matériel. Mais il faut aussi se souvenir
que, dans le capitalisme, ce rapport est également un rapport de
production dans lequel on trouve, d’une part, le capitaliste et, d’autre
part, celui qui vend sa force de travail » (Vincent,
« Fétichisme et critique de la modernité », entretien paru
dans Critique communiste n° 138, été 1994, p. 73-78 [en ligne]).
Vincent poursuit (ibid.) : « Si les acteurs
voyaient directement les relations de substitution entre échange
matériel et échange social, ils verraient effectivement le rapport
social dans la marchandise et, dans leurs actions quotidiennes, ils
seraient susceptibles de mettre à chaque fois en question ce rapport. Le
capitalisme ne pourrait pas durer longtemps. Mais précisément le
passage du matériel dans le social et du social dans le matériel produit
de l’aveuglement et de l’éblouissement ».
Deux emprunts, à Horace et à Balzac : (1) « Jouissons de
ces doux entretiens qui se font le soir à demi-voix, aux heures
convenues avec ses amis » : Horace, Ode I, IX, 19, trad. fr. J.-M. Gautier in Chateaubriand, Voyage en Italie (1827), op. cit, p. 179. (2) Une courtisane « prise les hommes au degré d’utilité qu’ils lui sont » Balzac, La Femme de trente ans (1842), Scènes de la vie privée, La comédie humaine II, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1976, p. 1088.
Adorno écrit en 1944 : « Et bientôt il n’existe plus de
relations qui n’aient visé à se faire “des relations”, [ce qui est]
une catégorie appartenant à l’univers des intermédiaires et de la
circulation des marchandises » (Minima Moralia, op. cit.,
p. 19). Et l’année suivante : « Celui qui mène ce que l'on
appelle une vie active où il lui faut s'attacher à des intérêts,
réaliser des projets, voit bientôt les gens auxquels il a affaire se
transformer en amis et ennemis. En évaluant dans quelle mesure ils
peuvent répondre à ce qu'il vise, il les réduit d'avance au statut
d'objets : les uns sont utilisables, les autres gênants » (ibid., p. 125).Luc
Boltanski et Ève Chiapello feront plus tard le même constat :
« Il devient difficile de faire la distinction entre l’opération
consistant à engager des collaborateurs pour accomplir une tâche
déterminée et celle qui consiste à s’attacher des êtres humains parce
qu’ils vous conviennent à titre personnel » (Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit.,
p. 163). Et un peu plus loin : « Il devient difficile de
faire la distinction entre le temps de la vie privée et le temps de la
vie professionnelle, entre les dîners avec des copains et les repas
d’affaires, entre les liens affectifs et les relations utiles,
etc. » (ibid., p. 254).Le télétravail ne fait
qu’accentuer cette tendance, et même souvent le simple fait d’utiliser
un ordinateur à la fois au travail et chez soi : « La
différence entre le temps de travail et le temps de la vie est désormais
méconnaissable », dit Maurizio Ferraris dans Postvérité…, 2019, op. cit., p. 102.
Page 65
§ 1
Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, 1979, op. cit., p. 167 & 164.L’effet
de distanciation paradoxal produit par les médias consiste à rendre
l’expérience empathique du malheur des êtres de fiction plus aisée à
éprouver que ce qui arrive pour de bon. Ainsi Kafka signale-t-il dans
son journal avoir pleuré, au cinéma, devant Lolotte, puis note
quelques pages plus loin : « L’Allemagne a déclaré la guerre à
la Russie. Après-midi piscine » — Kafka, Journal, trad. fr., Paris, Grasset (rééd. Livre de poche) 1954, p. 299 (entrée du 20 nov. 1913 au sujet du film italien de 1912 Lolotte) et p. 383 (entrée du 2 août 1914 au sujet de la guerre).Dissolution :
GDC, vol. 7, lettre du 26 déc. 1990. « La production capitaliste a
tendance à [rendre] la réalité conforme à ses propres
catégories », disait Lucien Goldmann (« La Réification »,
1959, op. cit., p. 81), donc à faire disparaître ce qui n’entre pas dans ces catégories, comme les liens sociaux en question.
« La première loi que je trouve écrite au fond de mon âme,
n’est pas d’aimer, encore moins de soulager ces prétendus frères, mais
de les faire servir à mes passions ; d’après cela, si l’argent, si la
jouissance, si la vie de ces prétendus frères est utile à mon bien être,
ou à mon existence, je m’emparerai de tout cela à main armée, si je
suis le plus fort, tacitement si je suis le plus faible ; si je
suis obligé d’acheter une partie de ces choses, je tâcherai de les
avoir, en donnant de moi, le moins possible ; je les arracherai si je
puis, sans rien rendre ; car encore une fois, ce prochain ne m’est rien,
il n’y a pas le plus petit rapport entre lui et moi » :
Donatien Alphonse François de Sade, Juliette ou les prospérités du vice, En Hollande, 1797, p. 316-317 (ALW).
Anselm Jappe, « Sade, prochain de qui ? », Illusio (Caen) n°4-5, 2007, repris dans Sexe, capitalisme et critique de la valeur. Pulsions, dominations, sadisme social, P. Vassort et R. Poulin dir., Mont-Royal (Québec), Éd. M, 2012, en ligne sur Exit.
§ 2
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1848, op. cit., chap. II « De l’individualisme dans les pays démocratiques ».
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1848, op. cit.,
chap. VI « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques
ont à craindre ». Ce phénomène de non-reconnaissance d’autrui est
exposé par Debord dans la thèse 217 de La Société du spectacle,
1967, GDO p. 858. Voir aussi sur le lien entre les constatations de
Tocqueville et celles de Sennett : Serge Audier : «
Tocqueville, notre contemporain ? », Études, vol. 404, n°4, 2006, p. 487-496 [en ligne].
Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., 1967, op. cit.
L’observation de Simmel est mentionnée par Benjamin, Baudelaire
(1923), éd. citée, p. 733. Richard Sennett voit la naissance de ce
phénomène avant celle des transports en commun, vers 1750 à Londres et
Paris simultanément, quand commence à se poser la question
« comment vivre avec des inconnus ? » (Les Tyrannies de l'intimité, 1979, op. cit., p. 54).
Freud décrit bien, pour le cas de l’invention du téléphone, en quoi le remède technique est pire que le mal : Freud, Malaise dans la civilisation
(1929), trad. fr. Ch. & J. Odier, 1971, p. 32. Debord n’était pas
non plus fasciné par cette invention : « Pour de nombreuses
raisons, les conversations par téléphone ne valent rien » (GDC,
vol. 7, lettre du 30 sept. 1991). Sur ce point, il s'oppose à Sartre,
qui certes fustigeait le pouvoir de séparation de la radio (« le
rapport qui s'établit entre le speaker et moi n'est pas une relation
humaine »), mais validait le téléphone en assurant qu'« il y a
présence réelle de deux personnes qui se téléphonent, l'une par rapport à l'autre » (Sartre, Critique de la Raison dialectique, op. cit., p. 378 et 377).
Baudelaire, pour revenir à la seule notion de progrès, voyait lui aussi le remède pire que le mal :« N'est-ce
pas un sujet d'étonnement que cette idée si simple n'éclate pas dans
tous les cerveaux : que le progrès (en tant que progrès il y ait)
perfectionne la douleur à la proportion qu'il raffine la volupté, et
que, si l'épiderme des peuples va se délicatisant ils ne poursuivent
évidemment qu'une Italiam fugientem, une conquête à chaque minute perdue, un progrès toujours négateur de lui-même? » (Notes nouvelles sur Edgar Poe, 1857, ALW).
Page 66
§ 1
Avoir la tête ailleurs est le troisième des trois décentrements de
l’homme contemporain que décrit Marc Augé, après celui des villes et
celui du foyer. « L’individu est, en quelque sorte, décentré de
lui-même. Il s’équipe d’intruments qui le mettent en contact constant
avec le monde extérieur le plus lointain » (Augé, « Retour sur les
“non-lieux”. Les transformations du paysage urbain », Communications, vol. 2 n° 87, 2010 [en ligne],
p. 171). Günther Anders avait déjà décrit ce décalage dans les années
soixante : la dispersion provoquée par la radio la télévision,
notait-il, « prive les hommes de leur localisation spatiale en les
transportant ailleurs » (Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 [1956], op. cit., p. 158).La critique du passant au téléphone est par ailleurs un leitmotiv de la chronique La Bustina di Minerva qu’écrivit trente ans durant Umberto Eco pour L’Espresso, et dont on trouve des sélections en français réunies sous les titres Comment voyager avec un saumon (1997), À reculons, comme une écrevisse (2006) et Chroniques d'une société liquide
(2017). Même chose chez Giorgio Agamben : « Vivant en Italie,
c'est-à-dire dans un pays où les gestes et les comportements
individuels ont été refaçonnés de fond en comble par les téléphones
portables, j'ai fini par nourrir une haine implacable pour ce dispositif
qui a rendu les rapports entre les personnes encore plus
abstraits » (Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, op. cit., p. 34-35).
Alessandro Baricco est d’avis qu’ils l’inventent effectivement, mais
avoue qu’il est trop tôt pour savoir s’il faut s’en réjouir ou s’en
effrayer parce qu’on ne sait pas encore à quoi elle ressemblera
(Baricco, Les Barbares. Essai sur la mutation, op. cit.).
§ 2
Sherryl Turkle décrit tout au long de son livre Seuls ensemble
le lien entre être seul physiquement et ensemble virtuellement :
« Les liens que nous formons sur internet ne sont pas, au bout du
compte, des liens qui nous engagent et nous tiennent redevables. En
revanche ils sont très certainement des liens qui nous
préoccupent » (Turkle op. cit., p. 431).
Debord, thèse 29 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 774.
« L’isolement fonde la technique, et le processus technique isole en retour » : Debord, thèse 28 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 773.Le livre visé est celui de David Riesman, La Foule solitaire, trad. fr. de The Lonely Crowd: A Study of the Changing American Character
(1950), Paris, Arthaud, 1964. Il s’en est vendu un million
d’exemplaires, aux USA, au long des dix années qui ont suivi sa
parution. Le sociologue français Michel Callon suggère que l’expression
« foule solitaire » ne convient plus « parce qu’elle vise
le conformisme qu’engendre le regard permanent des autres ».
Tandis que sur internet, désormais, « les plateformes marchandes
s’interposent entre les individus » (Callon, L’Emprise des marchés,
Paris, La Découverte, 2017, p. 256). Mais aux yeux de quiconque ne
connaîtrait pas le contenu du livre de Riesman, le titre reste juste.
De l’avis du Comité invisible, les « GAFA travaillent à l’isolement réel de chacun » (Maintenant,
Paris, La Fabrique, 2017). « Les membres du Comité invisible sont
les petits-enfants d'Auguste Blanqui, les enfants de Guy Debord, les
parents des insurgés à venir », lit-on dans leur
« best-seller » de 2007 L'Insurrection qui vient,
également aux éd. de La Fabrique. Comme Debord, ils n’apparaissent pas
publiquement ni n’accordent d’interviews — même si l’on en trouve une
fausse en ligne sur Lundi matin, faite d’extraits de textes de Marx, Benjamin, Kafka, Blanqui, etc.
Pour un bref aperçu de ce que recouvre ici la notion de
« quincaillerie », c'est-à-dire en l'occurrence l'illusion
d'avoir désormais affaire à des signes sans substrat solide, voir Roar
Hostaker, « L’Immatérialité de l’information », Esprit n°476, juil./août 2021, p. 147-159.
CHAPITRE « RIFLUSSO »
Page 68
Légende de la photo
Citation de Debord : In girum..., 1978, op. cit.,
GDO p. 1337. J’y ai ôté les trois mots « sur les routes »,
qui après « par séries » commençaient l’énumération, ceci pour
mieux faire le lien avec la pandémie de Covid qu'évoque le graffiti par
le biais de l’expression « monde d’avant ».
Page 69
Titre du chapitre
Riflusso est le diminutif de riflusso nel privato, « repli dans la sphère privée ». Voir Alessia Masini, « L’Italia del “riflusso” e del punk (1977-84) », Meridiana n°92, 2018, p. 187-210 [en ligne].
§ 1
Villon a écrit la Ballade des proverbes en 1458 :« Prince, tant vit fol qu’il s’avise, Tant va-il qu’après il revient, Tant le mate-on qu’il se ravise, Tant crie-l’on Noël qu’il vient ».
Formule volée à Marcel Proust : « C’est sur un ton
sarcastique qu’il m’avait demandé de l’appeler “cher maître” et qu’il
m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain
plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où on croit qu’on
crée ce qu’on nomme » : Proust, Du côté de chez Swann (1913), Paris, Gallimard, 1946, p. 126-127.
Octave Mirbeau, « La Grève des électeurs », Le Figaro du 28 nov. 1888, repris dans Mirbeau, Œuvre romanesque, vol. 1, éd. de P. Michel, Paris, Buchet/Chastel, 2000, p. 41.
« No future » : Greil Marcus assure que les situationnistes ont, juste avant, transmis le flambeau aux punks (voir le lien entre riflusso et courant punk chez Alessia Masini citée ci-dessus), et que les Sex Pistols ont lu La Société du spectacle avant d’en faire leur miel. Quant à Star Wars,
la saga se déroule « il y a très, très longtemps » et promeut
un certain nombre de valeurs du passé : voir L. Jullier, Star Wars, anatomie d’une saga, 3ème éd., Paris, Armand Colin, 2015.
§ 2
Sylvia Plath, « Commandements de retour en classe », in Au bonheur des listes (2014), Shaun Usher dir., Paris, Éd. du sous-sol, 2015, p. 129.
Page 70
§ 1
« La première déficience morale reste l'indulgence, sous
toutes ses formes », écrivait déjà Debord en conclusion de son
« Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les Lèvres nues n°6, sept. 1955, p. 209.
S'émerveiller : GDC, vol. 7, lettre du 11 mai 1991 à Annie Le Brun.
Titre de sous-chapitre :
Vers d'Omar Khayyám :
« Si j'avais été libre de venir, je ne serais pas venu. Si je
pouvais contrôler mes pas, où donc irais-je ? » : Quatrains, op. cit.,
ALG. La traduction de H. Rezvanian est un peu différente :
« Si ma venue ne dépendait que de moi, serais-je venu ?/ Si je
devais décider de mon départ, pourrais-je jamais m’y
résigner ? » (Robâiyât, op. cit., p. 87).
§ 3
GDC, vol. 2, lettre du 30 avr. 1963.
Vacilando est sans équivalent en français — ni en anglais, se désolait John Steinbeck dans Travels with Charley (1962), New York, Penguin Books, 1986, p. 63.
Page 71
§ 1
Michèle Bernstein, Tous les chevaux du roi (1960) op. cit.
§ 2
Michèle Bernstein, La Nuit, (1961) op. cit.GDC,
vol. 1, lettre du 8 mars 1958. L’indifférence subversive des flocons
sera également soulignée par Pete Seeger dans sa chanson Snow, snow (album Rainbow Race, CBS, 1971).
« Il faut d’abord reconnaître des effets de nature
psychogéographique, ce qui fait que la part d’aléatoire n’est pas si
grande. On doit renoncer aux raisons de se déplacer et
d’agir » : Debord, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues n°9, nov. 1956, GDO p. 251.
Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, t. I, Paris, Cadot,
1851, p. 187-188 (« Suivez qui vous croiserez dans la rue »)
puis p. 255-256 (le morceau de papier mène d’ailleurs les protagonistes
dans le Quartier Latin cher aux situationnistes, notamment rue de la
Harpe et rue St-Jacques). Walter Benjamin cite ce roman dans sa
généalogie du flâneur, quand pour la première fois de l’histoire dans
les grandes villes de l’ère industrielle, « tout un chacun en
observant peut jouer au détective » : Benjamin, Baudelaire (1923), éd. citée, p. 736.
Il y a des « microclimats » qu’il faut « savoir
voir » : Debord, « Théorie de la dérive », 1956, op. cit., GDO p. 251. L’article cite, à cet endroit, Paul-Henry Chombart de Lauwe (voir plus bas).
Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », 1955, op. cit.,
GDO, p. 207. L’ambiance, dit-il, n’a rien à voir avec « ce que la
rue est » (riche, pauvre, sordide…), ni même sa physique
(dénivellation). Aucune de ces qualités ne détermine la
psychogéographie.
La définition de "psychogéographie" (« Étude des effets précis
du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant
directement sur le comportement affectif des individus ») se trouve
dans dans I. S. n°1, 1958 [en ligne]. Une
équivalence musicale peut être trouvée à cette soumission à la
géographie (ou disons à la topologie) dans la séquence la plus connue du
film de Léos Carax Mauvais sang, en 1986. Alex et Anna, en
bons « jeunes gens modernes » s’ennuient, et Alex décide de
passer un disque. « J’arrive pas à choisir, dit-il après avoir
examiné les titres disponibles. Je vais mettre la radio. J’aime bien la
radio. Il suffit d’allumer : on tombe toujours pile sur la musique
qui nous trottait tout au fond. Tu vas voir, c’est magique. Attention...
pas de chance » (il tombe sur des parasites). « Donne-moi un
chiffre, Anna. Au hasard. Vite, Anna, un chiffre ! ». Avec une
extrême lassitude, Anna articule le chiffre trois. « D’accord,
trois » (il tourne trois fois la molette des fréquences : une
résolution proche de celle des situationnistes qui se déportent d’un
nombre donné de degrés sur le plan d’une ville). « Voilà. Écoutons,
et laissons-nous dicter nos sentiments ». La musique semble dicter
non seulement ses sentiments à Alex, mais aussi et surtout (nous sommes
au cinéma) ses gestes. Bien sûr, l’équivalence n’est pas parfaite, car
« se laisser dicter » est sans doute un peu trop déterministe
pour les situationnistes, qui parlaient seulement de « se laisser
influencer ».
« Cette attitude est assez proche de l’attitude de certaines
disciplines orientales, où ce qui est recherché, c’est d’être totalement
dans le présent, d’être totalement à ce qu’on fait, sans être parasité
par l’“avant” ou l’“après” » : Gérard Briche (membre des
groupes allemands Krisis et Exit), « Guy Debord et le concept de
spectacle : sens et contresens », conférence à Bourges, mai
2010 (en ligne sur Palim Psao).
« Une démarche d’observation rigoureuse fécondée par le wu wei
consiste à mettre nos perceptions en état d’éveil mais aussi en état de
variation continue en ne cherchant pas à les dompter, à les organiser et
à les orienter en vue d’un résultat ou d’une résolution finale. Tout
doit être considéré et d’abord perçu à égalité et aucun réglage des
sensations ne doit être effectué à partir d’une position centrale
éliminant ce qui ne serait pas digne d’intérêt » : François
Laplantine, article « Wu wei » dans Anthropen.org, Paris, 2016, Éditions des archives contemporaines [en ligne]. Laplantine signale qu’on trouve aussi une exposition des principes du wu wei dans Tchouang-Tseu, Œuvres, Paris, Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, 2006.Mais
il y a d’autres sources possibles (s’il faut absolument en trouver) à
la dérive que les philosophies orientales : Boris Donné pense
notamment au personnage d’Anny dans La Nausée de Sartre (Donné, Pour mémoires. Un essai d'élucidation des "Mémoires" de Guy Debord,
Paris, Allia, 2004). Ainsi lorsqu’Anny parle à Roquentin, le héros du
livre, de certains moments exceptionnels de l’existence : « Il
fallait transformer les situations privilégiées en moment parfaits,
dit-elle. C’était une question de morale. Oui, tu peux bien rire :
de morale » (Sartre, La Nausée, Paris, Galliard, 1938, p. 209).
§ 3
Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l'agglomération parisienne, I. L’Espace social dans une grande cité,
Paris, PUF, 1952, p. 24. Sa carte des trajets pendant un an d’une jeune
fille du Seizième arrondissement (leçons de piano, cours à
Sciences Po...), qui souligne « l’étroitesse du Paris réel dans
lequel vit chaque individu » (p. 107) sera reproduite dans le n°1
d’I. S. (cette étroitesse suggère de l’« indignation » à Debord, cf. « Théorie de la dérive », 1956, op. cit., GDO p. 252).Chombart
de Lauwe ne précise pas que l’étroitesse en question, dans ce cas
précis, est caractéristique du milieu d’appartenance de cette jeune
fille, précision que donneront plus tard les Pinçon-Charlot dans leurs
livres sur la grande bourgeoisie : « Adultes et adolescents de
la grande bourgeoisie sont très bien là où ils sont. Ils n’ont pas à
souhaiter autre chose : nés où il fallait, ils n’ont pas à espérer
mieux que d’y demeurer » (Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Dans les beaux quartiers, Paris, Éd. du Seuil, 1989, p. 44).
Page 72
Carte du Cinquième arrondissement de Paris
La carte signale les coïncidences topographiques entre trois
« structures » : par ordre chronologique, la délimitation
d'un « continent par Gilles Ivain, la promenade du couple de La Nuit
et les barricades de mai 68. Notons que « contrescarpe »
appartient au vocabulaire militaire cher à Debord (et au champ lexical
de l’obsidionalité qui ne lui était pas moins cher) : le mot
désigne le talus extérieur d’une fortification qui, à condition qu’il
soit maçonné, s’orne des meurtrières à travers lesquelles les assiégés
peuvent tirer sur l’ennemi. L’aspect pentagonal de ce « terrain de
jeu » des situationnistes n’est pas un clin d’œil ironique au
Pentagone étasunien : « Il s’agissait d’un continent qui me
sembla presque ovale, dit Gilles Ivain, et dont la forme ressemble
aujourd’hui sur les cartes à celle du Chili » (« Position du
continent Contrescarpe », signé par le « Groupe de recherche
psychogéographique de l’Internationale lettriste » a été publié dans Les Lèvres nues n°9, nov. 1956 ; en ligne aux Archives du Jura libertaire).
Page 73
Avant-dernier §
« L'intérêt... oubli » : Debord, « Position du
continent Contrescarpe », in « Théorie de la dérive »,
op. cit., GDO p. 263-266.
Dernier §
Viénet, Enragés et situationnistes..., 1968, op. cit., p. 57.
Page 74
§ 1
Faire un crochet : Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l'agglomération parisienne, II. Méthodes de recherches pour l'étude d'une grande cité,
Paris, PUF, 1952, p. 69 et 68. Chombart de Lauwe est très sensible aux
changements d’ambiance, comme le montre ce qu’il écrit dans le tome I de
son étude à proximité du métro Daumesnil, dans le XIIème
arrondissement : « l’ambiance petites cours des
miracles » de la rue Claude-Decaen « contraste
violemment », dès qu’on arrive à l’endroit où elles se croisent,
avec la joyeuse animation de l’avenue Daumesnil, qui aligne cafés,
fruitiers, garages et vendeurs de journaux (Paris et l'agglomération parisienne, I, op. cit.,
p. 139). Debord avait compilé ses notes à propos de Chombart de Lauwe
dans une chemise, qu’on peut voir dans ses archives, intitulée
« Lauwe pour dérive ».Relations : Chombart de Lauwe, Paris et l'agglomération parisienne, I., 1952, op. cit., p. 104-105.
§ 2
Voir photo du Square du Vert-Galant p. 42.
Sylvia Plath, Œuvres, trad. fr., Paris, Gallimard Quarto, 2011, p. 976.
Plath, Œuvres, op. cit., p. 985. Sylvia Plath
s’est suicidée en 1963, à l’âge de trente ans, après avoir subi (comme
Ernest Hemingway, mort deux ans plus tôt) un traitement psychiatrique à
base d’électrochocs.
Page 75
§ 1
Lois exactes : Debord, « Théorie de la dérive », 1956, op. cit., GDO p. 254.
Catacombes et maisons en démolition : Debord, « Théorie de la dérive », 1956, op. cit., GDO p. 255.
L’urbex, à ne pas confondre avec la toiturophilie (toits) ou la
cataphilie (catacombes), est surtout connue pour l’exploration des lieux
abandonnés. Elle participe d’« une saisie libertaire et
anti-autoritaire de l’espace, exprimée par le fait de déjouer les
systèmes de protection et/ou de vidéosurveillance. Pénétrer dans les
enceintes désaffectées, abandonnées ou en ruines constitue ainsi une
logique de transgression qui participe d’une recherche de
liberté » : Emma-Sophie Mouret et Perrine Camus,
« L’Urbex : voir, sentir et entendre les ruines », Ruines, 2020 [en ligne].
Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », 1955, op. cit., p. 208.
« Gil J. Wolman réclame que l’on supprime ou que l’on fausse
arbitrairement toutes les indications concernant les départs
(destinations, horaires, etc.). Ceci pour favoriser la
dérive » : « Projet d’embellissements rationnels de la
ville de Paris », Potlatch n°23 du 13 oct. 1955.
Le jeu des enfants est « leur parade. L'enfant, incorruptible,
remarque ce qu'a de particulier la forme de l'équivalence (...) “La
valeur d'usage devient la forme sous laquelle se manifeste son
contraire, la valeur” (Marx, Le Capital, I) ». Le petit camion et son chargement « sont fidèles à leur fonction en ne l'exerçant pas » : Adorno, Minima Moralia, op. cit., p. 212.
GDC, vol. 2, lettre du 23 août 1962, où Debord trouve « Tristes tropiques fort intéressant pour les origines de la dérive ».
Debord, « Manifeste pour une construction de situations », 1953, op. cit., GDO p. 109 et 110. Titre de sous-chapitre :
GDC, vol. 7, lettre du 24 févr. 1990.
Page 76
§ 1
Automobilisation : Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », 1955, op. cit.,
p. 205. On y lit que le principal problème de l’urbanisme est la
circulation des automobiles, d’autant que quiconque en possède une se
trouve « persuadé d’être un privilégié ». André Gorz (proche
d’Ivan Illich puis, dans les années 2000, du courant de la Wertkritik) développera ce point de vue dans un article intitulé « L’Idéologie sociale de la bagnole » (Le Sauvage de septembre-octobre 1973, en ligne).
I. S. n°3, déc. 1959, GDO, p. 503. Au moins ont-ils vite
abandonné cette voie, à la différence du philosophe français Alain
Badiou qui chantait encore en 1989 les vertus de « l’exploration
des planètes, l’énergie par fusion thermonucléaire [et] l’engin volant
pour tous » ! (cité par Cédric Biagini, Guillaume Carnino et
Patrick Marcolini, « Prendre le mal à la racine »,
introduction à Radicalité. 20 penseurs vraiment critiques, coord. par les mêmes, Paris, L’Échappée, 2013, p. 13).
Le projet en question est celui du journaliste Christian Hébert dans un article publié dans France-Observateur
du 19 août 1954. « Le déplacement sans but, et modifié
arbitrairement en cours de route, ne peut s’accommoder que du parcours,
essentiellement fortuit, des taxis » : Potlatch
n°9-10-11 du 17 au 31 août 1954. De nos jours, voitures, bicyclettes et
trottinettes, toutes munies de batteries, peuvent effectivement se
prendre et se laisser n’importe où dans les grandes villes, mais ce
« service » ne vient pas à la place des automobiles privées ni
ne se trouve à prix modique — sans parler de la possession d’un
téléphone mobile, condition sine qua non de ces locations et, puisqu’il
permet d’être localisé, antithèse de la dérive.
Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité,
Paris, Éd. du Seuil, 1992. Sans créer pour autant de néologisme,
Richard Sennett avait décrit ces « non-lieux » en 1977 :
lieux de passage au rez-de-chaussée et autour des gratte-ciel, rues
conçues exclusivement en fonction du mouvement des gens et des choses, open-spaces dans les bureaux... (Sennett, Les Tyrannies de l'intimité, 1979, op. cit., p. 22-24).
Debord signale lui aussi l'existence de tels lieux dès 1967 :« L’éclatement
des villes sur les campagnes recouvertes de “masses informes de résidus
urbains” (Lewis Mumford) est, d’une façon immédiate, présidé par les
impératifs de la consommation. La dictature de l’automobile,
produit-pilote de la première phase de l’abondance marchande, s’est
inscrite dans le terrain avec la domination de l’autoroute, qui disloque
les centres anciens et commande une dispersion toujours plus
poussée » (Debord, thèse 174 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 840).
Debord détourne là, en réalité, le texte de Mumford, qu’il a prélevé dans La Cité à travers l’histoire (trad. fr. de The City in History
[1961], Paris, Éd. du Seuil, 1964), parce que son auteur d'origine n'y
parle pas du « zoning » mais de la fin de l’« ordre
baroque » en matière d’urbanisation. Cet ordre « a réussi à
imposer une règle qui rappelle aux citadins des classes supérieures les
nécessités de l’existence communautaire et leur interdépendance [en
établissant] des standards de construction et de hauteur, [et] en
imposant des mesures de salubrité qui limitaient la compétition sociale
et urbaine jusque dans le détail ». Or la grande bourgeoisie du
XIXe siècle « jugeait cette réglementation insupportable », et
a fait tant et si bien que l’on arriva « à un étrange
résultat : l’effacement progressif de la cité ; tandis que sur
toute l’étendue du territoire, les entreprises capitalistes déversaient
des masses informes de résidus urbains » (Mumford, La Cité à travers l’histoire, nv. éd., Marseille, Agone, 2011, p. 565).
Cependant ce détournement n’est qu’une préfiguration, puisque Mumford a
écrit un peu plus tard ce que Debord lui fait dire ici. En effet, en
1972, dans son livre Technics, Power and Social Change, Mumford
peste contre « l’extension des déserts de béton pour construire
routes et parkings qui, en se substituant aux déplacements incessants
pour décentraliser les villes, gaspille chaque jour d’innombrables
années de vie humaine en transports inutiles » : Mumford,
« L’Héritage de l’homme » (1972), op. cit. Les préoccupations écologiques de Mumford font par ailleurs dire au préfacier de La Cité à travers l’histoire,
Jean-Pierre Garnier, qu’il appartient à la « “tradition verte”
dans la littérature américaine (Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau
et Walt Whitman) » (Garnier, préface de l’éd. de 2011, op. cit., p. XVI).
§ 2
René Crevel, « Rue du Taudis-des-Chômeurs » (1933), in Œuvres complètes, t. 2, Paris, Éd. du Sandre, 2014, p. 675.
Debord, In girum..., 1978, op. cit., GDO, p.
1357-1358. Richard Sennett rappelle qu’avant l’ère capitaliste, tout le
monde travaillait et vivait au même endroit (« économie du
domus », selon l’expression de Daniel Defert). Le boulanger, par
exemple, logeait sa famille, les compagnons, les ouvriers ; ils
mangeaient ensemble et dormaient sur place (Sennett, Le Travail sans qualités, 2000, op. cit., p. 41).
« Bruxellisation » est un terme qui, à la suite du
percement de boulevards à Bruxelles en vue de l'Exposition universelle
de 1958 et de la construction de tours de bureaux dans le centre de
cette même ville tout au long des années 1960, désigne le massacre du
centre historique d’une grande cité. Dans sa dernière œuvre, en 1994,
Debord n’emploie pas le terme mais cite, sur ce point, Le Cygne, poème qu’en en 1859 Baudelaire dédia à Victor Hugo (auteur en 1825 d’une Note sur la destruction des monuments en France) dans les « Tableaux parisiens » de ses Fleurs du mal : « La forme d'une ville Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel » (Guy Debord, son art et son temps, 1994, textes du film repris dans GDO, p. 1870).Walter Benjamin a lui aussi utilisé ce passage du Cygne, en rappelant que Haussmann reconstruisit Paris sans tenir compte de l’histoire (Benjamin, Baudelaire [1923], éd. citée, p. 1012). Benjamin englobe dans son analyse un autre poème de Baudelaire, À une passante, d’où sourd une certaine haine de l’urbanisation excessive, responsable de la destruction de l’aura (ibid., p. 1014 et 1021 notamment).Depuis
les années 2000, la bruxellisation, dont le lien avec le capitalisme
sauvage était trop voyant (les maires qui autorisaient la construction
de buildings étaient volontiers liés d’une façon ou d’une autre aux
entreprises qui les élevaient), laisse souvent place à une muséification
des centre-villes historiques, allant de pair avec une densification du
réseau d’autoroutes et d’aéroports permettant d’y amener des
touristes : voir Augé, « Retour sur les “non-lieux” », 2010, op. cit.
« Les répugnantes “années soixante-dix” » : Debord, Panégyrique 1, op. cit.,
GDO, p. 1673 (les guillemets signalent que la manie générale de
découper le temps en décennies, pour Debord, est à mettre au compte des
usages navrants de la langue française et, partant, de la pensée en
général, usages dont il sera ici question plus loin).
Paris entre guillemets : GDC, vol. 6, lettre du 7 févr. 1979.
« C’est au néo-Paris que je suis allergique » : GDC, vol.
7, lettre du 1er juil. 1991. « Le dégoût d’y revenir… les diverses
merveilles que j’y avais connues… » : GDC, vol. 7, lettre du
15 mars 1992. Dans Panégyrique 1, par ailleurs, Debord cite le livre de Louis Chevalier L'Assassinat de Paris. Paris, Calmann-Lévy, 1977 (Panégyrique 1, op. cit., GDO, p. 1673).Walter Benjamin, lui, sur le même thème, mentionnait dans son Baudelaire (1923, éd. citée, p. 258) le livre de Paul-Ernest de Rattier Paris n'existe pas (éd.
Bordeaux, 1857 ; réédité par Allia en 2013). Rattier y
écrit : « Le vrai Paris est peuplé sur l’une de ses rives d’un
monde d’étudiants, fous de liberté (…) toujours prêts à se faire les
généraux et les sergents de l’insurrection, les ingénieurs de la
barricade » (p. 19). Dans le nouveau Paris « on ne permet pas
aux grandioses édifices de s’encanailler de la compagnie des cahutes de
basse extraction, de s’encoquiner des petites gens » (p. 40).
§ 3
Théophile Gautier, Voyage en Espagne (1840), Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 69 (Nausicaa, fille du roi de Phéacie Alcinoos, est l'un des personnages de l’Odyssée).
Page 77
§ 1
« C’est un spectacle douloureux pour le poète, l’artiste et le
philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les
lignes se troubler, les teintes se confondre et l’uniformité la plus
désespérante envahir l’univers sous je ne sais quel prétexte de progrès.
Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles,
et c’est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer
seront en pleine activité. À quoi bon aller voir loin, à raison de dix
lieues à l’heure, des rues de la Paix éclairées au gaz et garnies de
bourgeois confortables ? » : Gautier, Voyage en Espagne, 1840, op. cit., p. 252.
Quelques années plus tard, pour Gautier, l'affaire est entendue.
« La terre n’a jamais été plus ennuyeuse ; toutes les différences
disparaissent, et il est presque impossible de distinguer une ville
d'une autre ; la rue de Rivoli menace d'étendre indéfiniment ses
arcades ; les paletots et les makintosh ont fait disparaître tous
les costumes pittoresques » : Gautier, Caprices et zigzags, Paris, Librairie de L. Hachette & Cie, 1856, p. 178 (ALA).
Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit., p. 135.
« Duplitecture » est un mot-valise proposé avec succès par Bianca Bosker. L’article de Wikipedia
sur ce sujet indique différentes villes chinoises où se trouvent une
Tour Eiffel, une Tour de Pise, etc. Pour une réflexion sur le
« touriste ironique » qu’appelle cette architecture du
simulacre, voir Nelson Graburn, Maria Gravari-Barbas & Jean-François
Staszak, « Simulacra, architecture, tourism and the
Uncanny », Journal of Tourism and Cultural Change, vol. 17, n°1, p. 1-12, 2019 (en ligne).
§ 2
« Je me figurais être seul dans cette forêt où je
levais une tête si fière ! », écrit Chateaubriand, quand il
rencontre « les premiers sauvages que j’aie vus de ma vie ».
Nulle danse indigène ici ; dans un hangar, « un petit
Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et
manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois » (Mémoires d’outre-tombe, Livre VI, ALW). La mention de Madelon-Friquet
accentue le décalage culturel : ce vaudeville a été créé à Paris
en 1835 avec dans le rôle-titre Jenny Colon, l’Aurélia de Gérard de
Nerval.
Debord, thèse 168 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 838. Plus tard, il se plaindra de l’arrivée des touristes à Florence (GDC, vol. 5, lettre du 9 juin 1973).
La boutique Chanel®, signée par l’architecte new-yorkais Peter
Marino, a ouvert en 2007. Marino, spécialisé en appartements de
milliardaires et boutiques de luxe, est un bon exemple de
« spectacle » à lui tout seul, arborant lors de ses
apparitions publiques de tapageuses tenues qu’il qualifie de
« leurres ». Quant au David de Michel-Ange (1504),
certes il tourne le dos à la boutique et c'est une copie (l'original est
à la Galleria dell'Accademia, pas très loin), mais une copie antérieure
à l'hégémonie du spectacle (elle date de 1910).
« Toutes les autoroutes, tous les hôpitaux, toutes les salles
de classe, tous les bureaux, tous les grands ensembles et tous les
supermarchés se ressemblent. Les mêmes outils produisent les mêmes
effets. Tous les policiers en patrouille motorisés et tous les
spécialistes en informatique se ressemblent » : Ivan Illich, La Convivialité, 1973, op. cit., p. 35.
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§ 1
Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit., p. 206, 207, 209. Le New Yorker signale à ce propos que personal-photo organizer
(une personne qui se propose d’organiser votre photothèque privée) est
un métier qui de nos jours a le vent en poupe (Lauren Collins,
« Repaving Memory Lane », n° du 29 mars 2021, p. 18-19).
§ 2
Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988, GDO p. 1623.
« Ce qui constitue la vie de l'ensemble, cette âme que seuls
peuvent donner les bras et les yeux de l'artisan, ne se peut jamais
restituer » (Ruskin, « La Lampe du souvenir », in La Couronne d'olivier sauvage, op. cit.,
p. 259). En cas de malheur, « ne remplacez pas [les pierres] par
un mensonge » (p. 260). Si le monument, finalement, s’écroule,
faites que sa dernière heure « sonne ouvertement et franchement, et
qu'aucune substitution déshonorante et mensongère ne le vienne priver
des devoirs funèbres du souvenir » (p. 261).
Morris, L’Âge de l’ersatz, op. cit., p. 23.
Titre de sous-chapitre :
Emprunté à GDC, vol. 1, lettre du 25 août 1960.
§ 3
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576 — version modernisée de l’édition de 1922 (op. cit) qui, elle, s’efforçait de s’approcher de l’original (« cela s’appelle-il vivre ? »).
Proverbe : GDC, vol. 5, p. 207.
« Comme il convenait...» : Debord, « Cette mauvaise
réputation... », 1993, GDO p. 1803. On songe à Jean-Jacques
Rousseau : « Je n'ai guère suivi d'autres règles en toute chose que
les impulsions de mon naturel » (Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., 4ème promenade, 1782, ALW).
§ 4
Le portrait de l’ami est un détournement de la définition d’un individu simpatico donnée par E. M. Forster dans son roman Monteriano (1905), trad. fr., Paris, 10/18, 1982, p. 72
« Je n’ai jamais su que jouer » : Debord, Manifeste pour une construction de situations (1953), GDO p. 112. « Il ne faut pas demander seulement du pain, mais des jeux » : Potlatch
n°4 du 13 juil. 1954. Un « grand jeu délibérément choisi » où
« le temps de vivre ne manquera plus » : Potlatch n°7 du 3 août 1954. Debord a beaucoup réfléchi à partir du livre de Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu
(1938), trad. fr., Paris, Gallimard, 1951 – mais il n’arrive pas aux
mêmes conclusions que lui. Huizinga défend une idée du jeu trop détachée
des préoccupations pratiques quotidiennes à son goût.
Lautréamont (ou plutôt, ici, Isidore Ducasse) : « La poésie doit être faite par tous. Non par un » (Poésies II, op. cit.). Et Georg Simmel soutenait dès 1914 que la meilleure interprétation du slogan l’art pour l’art était « l’art pour la vie » et « la vie pour l’art » (Simmell, « L’Art pour l’art », in La Tragédie de la culture, trad. fr., Paris, Rivages poche, 1993, p. 254-255).Voir
aussi Henri Lefebvre, qui aurait aimé que la vie quotidienne devînt
œuvre d'art et « joie que l'homme se donne à lui-même » (Lefebvre, Critique de la vie quotidienne I, 1958, op. cit.,
p. 213). Il se souvenait peut-être de Johan Huizinga, qui
écrivait : « [Au Moyen-âge] on jouit de l'art comme d'un élément de
la vie dont il rehausse le lustre. L'art doit soutenir l'essor de la
pitié ou accompagner les plaisirs mondains ; on ne le conçoit pas
encore comme beauté pure » (Huizinga, Le Déclin du Moyen-Age [1919], trad. fr., Paris, Payot, 1948, p. 224).
Voir le manifeste paru dans I. S. n°4 de juin 1961, repris
dans GDO, p. 531. « Tout le monde devenant pour ainsi dire
situationniste » et « à un stade supérieur (...) artiste, à un
sens que les artistes n’ont pas atteint : la construction de leur
propre vie ». On aura là, enfin, un art qui « ne laisse pas de
traces », du moins pas sous forme de marchandises.
Page 79
§ 1
« Dégradation de l’être en avoir » puis « glissement généralisé de l’avoir au paraître » : Debord, thèse 17 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 770.
§ 2
La vie passionnante : Potlatch n°2 du 29 juin 1954.
Émile Durkheim, « Représentations individuelles et représentations collectives » (1898), Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1974, p. 13-50, dès les premières pages (ici, p. 14).
Scène/coulisses : allusion aux travaux d’Erving Goffman. Sur
certains ponts ou fractures possibles entre cette approche et le
situationnisme, voir Barbara Carnevali, « Nostalgie pour l'authentique.
Guy Debord et l'approche "pathologique" du spectacle », La Forme spectacle, Emmanuel Pedler et Jacques Cheyronnaud (dir.), Paris, Éd. de l'EHESS, 2018, p. 87-101.Debord
semble en tous cas être passé à côté de Goffman (ou n’avoir rien vu
d’intéressant dans son approche de la vie quotidienne), si l’on en juge
par les reproches qu’il adresse à la sociologie au début de
« Perspectives de modifications conscientes dans la vie
quotidienne » (1961), in Debord, Enregistrements magnétiques, op. cit., p. 101 (mais notons que la traduction complète de La Mise en scène de la vie quotidienne de Goffman n’est parue en France qu’en 1973).
Sancho Pança en profite pour se moquer de son maître :
« Eh bien, reprit Don Quichotte, la même chose arrive dans la
comédie de ce monde (…) — Fameuse comparaison ! s’écria Sancho,
quoique pas si nouvelle que je ne l’aie entendu faire bien des
fois » (Miguel de Cervantès, L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Mancha
[1605], tome 2, chap. XII : « De l’étrange aventure qui
arriva au valeureux Don Quichotte avec le brave chevalier des
Miroirs » (trad. L. Viardot, Paris, J.-J. Dubochet éd., 1837 ;
ALW). Sur le cliché du « monde comme théâtre », voir
Jean-Claude Vuillemin, « Theatrum mundi : désenchantement et appropriation », Poétique n° 158, vol. 2, 2009, p. 173-199.
Ce thème du clivage, particulièrement bien décrit par J.-M. Vincent
en ce qui concerne l’activité salariée au moins, a été traité plus haut,
p. 54.
L’expression « moments nuls » se trouve à la fois chez Debord (Rapport sur la construction…, op. cit., GDO, p. 324) et chez André Breton, qui écrit à propos d’une description que fait Dostoïevski dans Crime et châtiment et qu’il trouve inutile : « [Moi], je ne fais pas état des moments nuls de ma vie » (Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, op. cit., p. 315).
Tardieu, L’Ennui, 1903, op. cit., p. 267, 266.
§ 3
Devenir « un homme-orchestre passif, un paresseux
hyperactif », par exemple comme l’homme qui se fait bronzer en
mastiquant du chewing gum et en suivant un match à la radio. Il s'est
changé en « dividu » ; il « est une pluralité de
fonctions », il est divisible : Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 1 (1956), op. cit., p. 164-165.D’autres
auteurs ont par la suite repris le terme de « dividu », sans
nommer Anders pour autant, comme Gilles Deleuze (« Post-scriptum
sur les sociétés de contrôle » in Pourparlers, Paris, Éd.
de Minuit, 1990, p. 244), parfois même en en revendiquant la paternité,
comme Alain Damasio ou plus récemment Keiichiro Hirano, avec un grand
succès auprès des médias français.
Outre cette séparation spatiale (au présent), il y a une séparation
temporelle (dans la succession des moments), d’autant que « le fait
de disposer d’un nombre croissant de biens et d’informations réduit le
temps que l’on peut consacrer à chaque objet » (écouter un CD,
écrire un courriel...) : Rosa, Accélération, 2010, op. cit.,
p. 157. Raoul Vaneigem disait sur ce thème cinquante ans plus
tôt : « La vie quotidienne s’émiette en une suite d’instants
interchangeables comme les gadgets qui y correspondent » (Vaneigem,
Traité de savoir-vivre..., 1967, op. cit.).
Page 80
§ 1
Le mouvement beat, que les situationnistes voyaient comme un rassemblement de « crétins mystiques » (I. S. n°1, juin 1958) et que Marcuse qualifiait de « négation inoffensive » du système capitaliste (L’Homme unidimensionnel, op. cit.,
p. 39) s’est surtout diffusé via la littérature américaine ; les
anarcho-punks ont effectivement réussi des expériences de vie sans
compromis, mais leurs idées ont peu essaimé.On oublie encore
combien la critique du spectacle, qui « aujourd'hui va de soi, a
été extrêmement difficile à formuler, à publier, et ensuite à faire
passer dans les connaissances de l'époque » : CGD, vol. 4, lettre
du 11 nov. 1971.
Debord, qui ne l’a lu qu’en 1972, qualifie Von Cieszkowski de
maillon manquant entre l’hégélo-marxisme et l’I. S. : GDC, vol. 7,
lettre du 24 avr. 1989.
« Le monde antique est la sphère de l’immédiateté » ;
à cette époque, « le monde était encore unité » ; puis
« la sensation s’éleva jusqu’à la connaissance, l’objectivité
jusqu’à la subjectivité » : August von Cieszkowski (1838), Prolégomènes à l'historiosophie, Paris, Champ libre, 1973 p. 29, 30, 31.Cet
avènement de la subjectivité généralisée, aux yeux de Georg Simmel
(dans son essai sur Rodin) signe un changement d’ère : « Ce
qui caractérise l'époque moderne, c'est la psychologie, la tendance à
vivre et à interpréter le monde selon les réactions de notre vie
intérieure » (Simmel, Mélanges de philosophie relativiste, trad. fr., Paris, Félix Alean, 1912, p. 136).Pour
se faire une idée du temps qu’a pris ce changement d’ère, voir Charles
Taylor (philosophe canadien qui a consacré, dans une toute autre
perspective que celle de Cieszkowski, un essai à ce passage à la
subjectivité), Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, trad. fr. de Sources of the Self: The Making of the Modern Identity (1989), Paris, Éd. du Seuil, 1998.Jean-Paul
Sartre, lui, tient Baudelaire pour « l'homme sans
imédiateté » par excellence, « pour peu qu'on se rappelle le sens
que Hegel donnait au mot d'immédiat », tant chez lui « la moindre
humeur, le plus faible désir, naissent regardés, déchiffrés » (Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 28).Bien
entendu, un écrivain comme George Orwell, et Debord lui emboîterait le
pas plus tard, s'est très tôt élevé contre ce genre de séparations de
soi-même. À propos du héros de son roman En Birmanie, il
écrit : « Il avait donc appris à vivre intérieurement,
secrètement, dans des livres et des pensées clandestines qui ne
pouvaient être exprimées (...) Mais c'est se corrompre que vivre sa vie
réelle en secret » (Orwell, En Birmanie, trad. fr de Burmese Days, 1934, in Œuvres, op. cit., p. 254).
Cieszkowski appelle par ailleurs de ses vœux un « jeu de la vie », terme qui ne pouvait que plaire à Debord :« [Ce
sera] dans une certaine mesure un retour au monde antique, sans qu’il y
ait séparation d’avec le monde moderne. Ce sera un jeu de la vie, sans
nul dommage pour l’intériorité se retrouvant profondément en soi ;
seule sera supprimée la coupure (…) La conscience étant présente, la
fraîcheur de la vie naturelle se transformera en une vie esthétique plus
riche encore » (Prolégomènes, op. cit., p.
128 ; il ne faut pas prendre le terme de « vie
esthétique », ici, au sens célèbre que lui a conféré Kierkegaard,
non que le Journal du séducteur, où le philosophe danois
développe cette notion par l’exemple, fût totalement éloigné, ne
serait-ce qu’à travers son « goût de la rupture », d’une
certaine forme de relations avec les femmes que Debord entretint ou
songea à entretenir, mais parce que Ou bien... ou bien, dont fait partie le Journal du séducteur, n’a été publié qu’en 1843, soit cinq après Prolégomènes).
Outre le monde antique, un modèle possible du « jeu de la
vie » est aux yeux de Debord le monde animal : « Pour un
animal sauvage dans son milieu naturel, il n’y a jamais de conflit entre
une inclination et la conscience de qu’elle “devrait” être - et c’est
cela le paradis perdu » : Debord, « Projet de
dictionnaire » (années 1980), LD, p. 196 (Debord s’appuie sur une
référence au livre Konrad Lorenz, l’un des fondateurs de l’éthologie
moderne, Tous les chiens, tous les chats, trad. fr., Paris, Flammarion, 1970).La Fontaine avait validé ce modèle en 1693 dans Les Compagnons d'Ulysse :
une fois changés en animaux par Circé (et pas seulement en pourceaux
comme chez Homère), les compagnons d'Ulysse ne veulent plus reprendre
leur nature première, s'étant rendu compte qu'en elle « ils étaient
esclaves d'eux-mêmes » (Œuvres complètes t. I, op. cit., p. 453).
« En fin de compte tu n’es peut-être que l’imitation d’un
comédien » : Nietzsche, « Morale pour
psychologues », Le Crépuscule des idoles. Ou comment on philosophe avec un marteau (1888-1889 ; ALW).
La sociologue américaine Arlie Hochschild a pris conscience de ce
clivage en l’observant en des lieux où il fait partie du travail des
personnes (notamment les hôtesses de l’air qui « doivent »
être aimables, ou les agents de recouvrement qui « doivent »
être insensibles à la détresse de leurs clients). « En divisant ce
que nous considérons comme notre “moi” afin de sauver le “véritable moi”
d’intrusions importunes, nous abandonnons nécessairement le sentiment –
pourtant sain – que nous sommes des êtres entiers. Nous en venons à
entériner la normalité de la tension que nous ressentons entre notre
“véritable moi” et notre “moi sur scène” » : Arlie R.
Hochschild, Le Prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, trad. fr. de The Managed Heart. Commercialization of Human Feeling (1983), Paris, La Découverte, 2017, p. 204.
« Je pense pouvoir conclure cet exposé par la description de
l’inquiétant tableau que compose l’addition de tous ces ersatz, la vie
civilisée n’étant plus qu’un ersatz en comparaison de ce que devrait
être la vie sur Terre » : Morris, conférence « L’Âge de
l’ersatz » (1894), in L’Âge de l’ersatz, op. cit., p. 122.
Dans la même optique, un peu plus tard : « Le
consommateur-usager s’accroche à l’idée que le niveau des salaires
correspond au niveau de vie et que la croissance du tertiaire reflète
une hausse de la qualité de la vie. En réalité l’industrialisation des
besoins réduit toute satisfaction à un acte de vérification
opérationnelle, remplace la joie de vivre par le plaisir d’appliquer une
mesure » : Ivan Illich, La Convivialité, op. cit., p. 41.
§ 2
Huizinga, Le Déclin du Moyen-âge (1919), op. cit.,
p. 16 et p. 10. Anselm Jappe rappelle que dans ses premiers livres
Lukács considérait avec nostalgie les temps « pleins de
sens », comme le Moyen-âge ; et il en reste quelque chose dans
Histoire et conscience de classe, où il parle d'« unité organique », par opposition au « calcul » des temps modernes (Lukács, Histoire et conscience de classe, 1922, op. cit., p. 116 et p. 132 ; Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 60).Cet
attachement au Moyen-âge se trouve aussi chez Raoul Vaneigem :
« Il faut renouer avec l’imperfection féodale, non pour la parfaire
mais la dépasser. Il faut renouer avec l’harmonie de la société
unitaire en la libérant du fantôme divin et de la hiérarchie
sacrée » (Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., 1967, op. cit., section V).Pour
l’anecdote : il se marque aussi par le détail capillaire :
voir la coupe de Debord lui-même sur certaines photos (où il ressemble à
Fernand Ledoux dans Les Visiteurs du soir) et ce dialogue de La Nuit : « “Tu as quelque chose de médiéval. Dans la coupe de cheveux au moins”, lui dit Gilles » (Bernstein, La Nuit, 1961, op. cit., p. 36 ; Gilles est un prénom qui renvoie lui aussi aux Visiteurs du soir).
Détournement de Stendhal : « Il ne cherchait pas tant à
faire effet sur son auditeur qu’à se donner le plaisir poétique de se
souvenir avec éloquence des belles choses qu’il avait vues autrefois
dans ses voyages » (Stendhal, Le Rose et le vert, in Romans et nouvelles, op. cit.,
p. 216). Puis emprunt à Paul Bourget : « Vraisemblablement la
conversation d’alors était comme celle de Rivarol, un feu d’artifice
tiré sur l’eau, — quelque chose de pétillant, d’étincelant, de rayonnant
au regard, et puis, pour finir, la froideur glacée » (Bourget, Études et portraits, t. I, Portraits d’écrivains et notes d’esthétique, chap. IV : Chateaubriand, 1905, op. cit.).À
propos des admirateurs, Debord confiait en 1989 à Nicolas
Lebovici : « Des gens me reconnaissent, essaient de
m’approcher par relations » : GDC, vol. 7, lettre du 1er avr.
1989.
La phrase originale est de Nietzsche critiquant le fait de vivre en
(se) jouant la comédie : « Vivre quelque chose pour vouloir le
vivre — cela ne réussit pas » (« Morale pour
psychologues », op. cit.).
Page 81
§ 1
« Moi, je sais que le vin seul a le mot de l'énigme/Et qu'il
donne conscience d'une parfaite Unité » : Quatrains d'Omar
Khayyám, op. cit., ALG.
§ 2
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer (1873), Délires
I. Rimbaud dit, en réalité, « la vraie vie est
absente » ; la substitution d’“ailleurs” à “absente” se trouve
dans la voix off de Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965).
« Ailleurs » est ajourd’hui un choix encore meilleur du fait
de la délocalisation virtuelle quasi-permanente induite par les
smartphones passionnément consultés.
§ 3
Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit., ADG, p. 208
Debord, Sur le passage de quelques personnes..., 1959, op. cit., GDO, p. 481
« Le cœur... haute » : extrait du portrait de César
Borgia par Machiavel (à ceci près qu’il n’utilise pas la tournure
négative) dans Le Prince, in Machiavel, Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1952, p. 312. Dans une note
inédite intitulée « Machiavel comme philosophe » (en ligne sur le site Debordiana), Debord a recopié la phrase dont elle est extraite.
La Charge fantastique (They Died with Their Boots On), western de Raoul Walsh sorti en 1941.
Extrait du film : GDC, vol. 5, lettre du 20 mars 1973 à G. Lebovici.
Lutte truquée : Debord, « Notes diverses sur In girum... », GDO p. 1412.
§ 4
Bernard de Clairvaux, Apologie à Guillaume de Saint-Thierry, éd. de l’abbé Charpentier, Librairie de Louis Vivès, 1866 (ALW).
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§ 1
« La classe dominante actuelle (...) est touchée elle-même
d’une manière terrible : bêtise des “décideurs” » :
Debord, « Projet de dictionnaire », op. cit., LD, p.
185. « La bourgeoisie n’a pas d’autre plaisir que de les dégrader
tous » était, il est vrai, l’un des slogans apparus sur les murs de
mai 68. Et Lewis Mumford constatait déjà en 1934 que les milliardaires
américains, même quand ils se repentaient, en jouant sur le tard les
philanthropes, « d’avoir gagné plus d’argent qu’ils n’en pouvaient
dépenser », arrivaient à la fin de leur vie en ayant été à peine
plus heureux que leurs ouvriers : « geôliers et prisonniers
habitaient tous la même Maison de la Terreur » (Mumford, Technique et civilisation, op. cit.,
p. 164). Reformulation par Étienne Balibar : « Tous sont
aliénés, par-delà les différences de classes, même si cela n’a pas les
mêmes conséquences dans la vie quotidienne » (« Sur le
fétichisme de la marchandise. Débat entre Jean-Marie Vincent et Étienne
Balibar », op. cit.).
Hartmut Rosa décrit l’état d’esprit d’un cadre pressé qui prend une
journée pour pêcher à la ligne. C’est « la peur de manquer quelque
chose qui l’empêche d’être dans le monde ». Tandis qu’il pêche,
tout bouge ; il faudrait qu’il s’adapte s’il veut maintenir sa
position, ses relations… il n’est pas tranquille… (Rosa, Accélération, 2010, op. cit., p. 9).
§ 2
Le poème VII des Chants de Carnaval de Laurent
de Médicis (1490) est cité dans ce livre p. 32. Précisons que ce
portrait de Laurent de Médicis en mécène généreux est conforme à la
légende pour les besoins de la démonstration, car selon nombre
d’historiens sérieux cette légende a été construite par ses descendants,
lui-même n’étant généreux avec les artistes que s’ils servaient sa
cause, cf. son portrait par Marie-Hélène Poli dans Conteurs italiens de la Renaissance, 1993, op. cit., p. 1323.
Bernard Arnault est n°1 du « Classement Forbes® 2020 des 39 Français les plus riches.
« La classe dominante actuelle a répandu la non-pensée, le look
spectaculaire, la connerie » : Debord, « Projet de
dictionnaire », op. cit., LD, p. 185. De même, Pasolini
écrivait en 1973 : « La mentalité de la classe dominante s’est
répandue », y compris chez les personnes qui jadis disposaient
d'autres modèles ; résultat, « les gosses du peuple sont
tristes parce qu’ils ont pris conscience de leur infériorité sociale,
étant donné que leurs valeurs et leurs modèles culturels ont été
détruits » (Écrits corsaires, op. cit., p. 218 et 97).
Georges Bataille, « La Notion de dépense » (1933) in La Part maudite, op. cit., p. 32. « Les biens superflus rendent la vie superflue », disait plus brutalement Pasolini en 1974 (Écrits corsaires, op. cit., p. 86).
§ 3
Debord parle au moins trois fois de cette « pointe
de la douane » : en 1976 (parmi les « lieux qui ont
marqué sa vie ») dans « Notes pour la préparation des
films… », op. cit., p. 126 ; en 1978 dans In girum..., op. cit., GDO, p. 1395 ; enfin dans les années 1990 à l’occasion du projet (jamais mené à bien) de Panégyrique 3, dans « Notes pour le projet “Apologie” », op. cit., p. 224.Peut-être
comprend-on mieux sa fascination, même si la référence est très
éloignée dans l’espace et dans le temps, en lisant que Sei Shōnagon,
dans ses célèbres Notes de chevet, mettait côte à côte à la
rubrique « Choses qui ne font que passer » : « un
bateau dont la voile est hissée » et « l’âge des gens » (Makura no sōshi?,
trad. fr. André Beaujard, Paris, Gallimard, 2000, p. 256 ; Sei
Shōnagon était dame d’honneur à la cour de Kyōto autour de l’an 1000).
Page 83
§ 1
L’échange n’est pas symétrique, et Karl Marx disait, avec une
mansuétude dont témoigne l’emploi de l’expression « pas
nécessairement » : « L'ouvrier ne gagne pas
nécessairement lorsque le capitaliste gagne, mais il perd nécessairement
avec lui » (Manuscrits de 1844, 1er manuscrit, op. cit.).
Louis Antoine Léon de Saint-Just, L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France (1791),
4ème partie, chap. IV : « Du régime féodal ». Saint-Just
met le verbe « regarder » à l’imparfait pour souligner que
l’aristocratie appartenait déjà à ses yeux au passé.
§ 2
Morris, L’Âge de l’ersatz (ici, texte de 1887) op. cit.,
p. 72. Lefebvre n’en est pas très loin (mais se montre moins précis)
quand il déclare : « La véritable critique de la vie
quotidienne, qui aura pour premier objectif la séparation entre l'humain
(réel et possible) et la décadence bourgeoise, impliquera une
réhabilitation de la vie quotidienne » (Lefebvre, Critique de la vie quotidienne I, 1958, op. cit., p. 140).Debord,
l’année suivante, écrira dans le même esprit qu’il est vain de se
concentrer sur une seule des « séparations » qui balkanisent à
la fois la vie quotidienne et la société : « la crise de la
société actuelle est indivisible » (Debord, « Constant et la
voie de l’urbanisme unitaire », 1959, GDO, p. 445. Même chose dans
« L’Urbanisme unitaire » (1958-59), où « recréer
l’environnement de l’homme » lui facilite l’accès à la vie une
(GDO, p. 490-491).
§ 3
« Potlatch est la publication la plus
engagée du monde : nous travaillons à l’établissement conscient et
collectif d’une nouvelle civilisation » : n°1 du 22 juin 1954.
Dans une note à l’attaché de presse de Buchet-Chastel écrite en 1967 au
moment de la sortie de La Société du spectacle, Debord se montre très satisfait de signaler que Le Monde
voit dans les thèses de l’I. S. « un extrémisme difficilement
dépassable ». Anselm Jappe reprendra à son compte ce « tout ou
rien » dans Les Aventures de la marchandise : « Tout changement social est vain s’il n’arrive pas à abolir l’échange marchand » (2003, op. cit., p. 19).
Ce refus des séparations est particulièrement perceptible dans
l’« Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les
pays », qui prône une « révolution mondiale » en demandant au
monde arabe d’en finir avec l’islam et aux Afro-américains d’en
finir avec cette particularité de la couleur de peau (I. S. n°10,
mars 1966, GDO, p. 689). La particularité vaut comme déclencheur, et
Debord se félicite en 1972 que « les gens de couleur, les
homosexuels, les femmes et les enfants s'avisent de vouloir tout ce qui
leur était défendu », mais elle ne doit pas outrepasser ce rôle de
déclencheur : Debord et Sanguinetti), La véritable scission dans l'Internationale, 1972, op. cit.,
p. 1094. Anselm Jappe écrit ainsi qu’aux yeux des situationnistes, ces
luttes communautaires « ne se réfèrent quasiment jamais à la
société dans son intégralité, et sont conduites par des individus qui se
définissent à travers un aspect séparé quelconque » (Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 134).Jappe
confirmera que, de nos jours, « le mécontentement est (...) très
rarement orienté contre la totalité de la société capitaliste. Le
postmodernisme a profondément remodelé jusqu’à l’esprit
d’opposition » (Jappe, « We Gotta Get Out... », op. cit.).On
trouve déjà cette idée chez Ivan Illich : « Changer l’équipe
dirigeante, ce n’est pas une révolution. Que signifie le pouvoir aux
travailleurs, le pouvoir noir, le pouvoir des femmes ou celui des
jeunes, si ce n’est que le pouvoir de se substituer au pouvoir en
place ? » (La Convivialité, 1973, op. cit., p. 107).Le
collectif Tiqqun, en 2000, a radicalisé cette position :
« Français, exclu, artiste, homosexuel, breton, citoyen, raciste,
musulman, bouddhiste ou chômeur, tout est bon qui permet de beugler sur
un mode ou sur un autre, les yeux papillotant d'émotion, un miraculeux
“JE SUIS…”. N'importe quelle particularité vide et consommable,
n'importe quel rôle social fera donc l'affaire, puisqu'il s'agit
seulement de conjurer son propre néant. Et comme toute vie organique
fait défaut à ces formes pré-mâchées, elles ne tardent jamais à rentrer
sagement dans le système général d'échange et d'équivalence marchand,
qui les médiatise et les pilote » (Tiqqun, Théorie du Bloom, op. cit., p. 72-73).
§ 4
« Adresse à tous les travailleurs », co-signé
par le Comité Enragés-Internationale situationniste et le CMDO, in
Perrot et. al., « La Sorbonne par elle-même... », 1968, op. cit., p. 180.
§ 5
Puisque « cette révolution doit se réaliser d’un
coup, sous peine d’être une guerre, laquelle maintient la
séparation », Jean-Marc Mandosio en déduit que « la révolution
s’apparente à une transmutation alchimique », donc qu’elle est
impossible à réaliser (Mandosio, Dans le chaudron du négatif, Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances, 2003, p. 52, 53).Herbert
Marcuse soulignait dès 1964 la manière dont les critiques radicales
acquièrent à leur corps défendant cette image d’irrationalité :
« Le système établi met tellement en échec la négation, qu’elle
n’est plus que la parure, politiquement sans pouvoir, du “refus absolu” –
un refus qui semble toujours plus “déraisonnable” à mesure que le
système établi développe sa productivité et allège le fardeau de la
vie » (L’Homme unidimensionnel, op. cit., p. 279).
Page 84
§ 1
En 1975, Debord expliquait que La Société du spectacle relevait de la « critique sociale » : Réfutation de tous les jugements…, 1975, op. cit, GDO p. 1310.
GDC, vol. 7, lettre du 25 mai 1989 ; Le Problème (1946), l’un des Contes du chat perché
de Marcel Aymé, y est qualifié de « magnifique ». Seul hic,
que ne mentionne pas Debord : à la fin de l’histoire, l’inspecteur
désavoue la maîtresse au bénéfice des deux héroïnes ; tout se passe
comme s’il fallait in fine qu’une instance supérieure valide les résultats de la praxis.
§ 2
Dans « Les Environs de Fresnes » (1952),
Debord assure : « Bien sûr, les auditeurs n’existent pas,
c’est une illusion collective, comme Dieu quand il était à la
mode » (Debord, Enregistrements magnétiques, op. cit.,
p. 10). Au fil de l'« Histoire de l’internationale
lettriste » (1956), il glissera de même : « En attendant
la fermeture des églises »... (ibid., p. 61). Voir aussi, entre autres exemples, I. S. n°
5, déc. 1960, sur la polémique de l’exclusion de deux architectes de
l’I. S. consécutive à leur acceptation de la commande des plans d’une
église (p. 10).
Vitupérer contre le manque d’authenticité et le frelaté est caractéristique de la critique artiste, qui mobilise volontiers les travaux de Debord, plutôt que de la critique sociale, pour reprendre la dichotomie proposée par Luc Boltanski et Ève Chiapello :(1)
La critique sociale, « inspirée des socialistes et, plus tard, des
marxistes, puise aux sources d'indignation [que sont] l’égoïsme des
intérêts particuliers dans la société bourgeoise et la misère croissante
des classes populaires dans une société aux richesses sans précédent
(…) Elle rejette, parfois avec violence, l'immoralisme ou le neutralisme
moral, l'individualisme, voire l'égoïsme ou l'égotisme, des
artistes ».(2) La critique artiste, elle, « s’enracine
dans l'invention d'un mode de vie bohème » et puise surtout à ces
autres sources d'indignation que sont le désenchantement et
l'inauthenticité. Elle « met en avant la perte de sens et,
particulièrement, la perte du sens du beau et du grand, qui découle de
la standardisation et de la marchandisation généralisée » :
Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 89, 88.
En 1971, Debord pestait contre ces « imbéciles passéistes [qui] dissertent encore sur, et contre, une critique esthétique
de tout cela » (ce « tout cela » englobant la pollution
des aliments, du langage et des idées). Même si ses arguments, à
commencer par ceux qui évoquent (sans le nommer : voir note
suivante) le Weltschmerz, sont utilisés par la critique artiste, il ne se sent manifestement pas appartenir à ce camp (Debord, La Planète malade, Paris, Gallimard, 2004, p. 80).Au
même moment à peu près, Günther Anders exprime un point de vue
comparable, on l’a dit plus tôt, en montrant du doigt les
« racketteurs du sens », ceux qui proposent de redonner du
sens à la vie au lieu de réfléchir aux conditions matérielles qui
produisent le sentiment de son absurdité : voir
« L’Obsolescence du sens » (1972), in Anders, L’Obsolescence de l’homme t. 2 (1980), op. cit., p. 363.René
Riesel, lui, reprochera tout de même à Debord d’avoir baissé les bras
en esthétisant sa propre vie (donc d’avoir écouté les sirènes de la
critique artiste) : son Panégyrique, dit Riesel, n’est
qu’une « esthétisation de sa vie, considérée comme une œuvre
d'art » (« Les Progrès de la soumission... », 2001, op. cit.).
Thomas Frank : Pourquoi les pauvres votent à droite, trad. fr. de What's the Matter with Kansas? How Conservatives Won the Heart of America (2004), Marseille, Agone, 2013 ; Pourquoi les riches votent à gauche, trad. fr. de Listen, Liberal: Or, What Ever Happened to the Party of the People?
(2016), Marseille, Agone, 2018. Une partie des raisons avancées par
Frank se retrouve chez Thomas Piketty expliquant comment « la
“gauche” est devenue le parti de l’élite intellectuelle (gauche
brahmane), tandis que la “droite” peut être considérée comme le parti de
l’élite commerciale (droite marchande) » : Piketty,
« Brahmin Left vs Merchant Right: Rising Inequality & the
Changing Structure of Political Conflict (Evidence from France, Britain
and the US, 1948-2017) », mars 2018, trad. fr. en ligne.
§ 3
Le Weltschmerz est « un mal-être
existentiel parfois traduit par “mal du siècle” qui prend racine dans
l’interrogation de la place de l’homme dans le monde et la société à une
époque qui voit s’amenuiser tout espoir d’une perspective sociale et
historique positive » : Claude Paul, « Au diable le
nihilisme ! Lenau, Méphistophélès et le dépassement du “mal
du siècle” », Cahiers d’Études Germaniques, n°63, 2012, p. 290.Le Weltschmerz
constitue parfois aussi un terreau sur lequel s’épanouissent parfois de
louches idéologies : voir par exemple George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de l'idéologie allemande
(1964), Éd. du Seuil (Points), 2008. Mais il peut se réduire aussi à
une simple nostalgie, et revenir après chaque grand bouleversement d’une
société. Albert Thibaudet, en 1922, écrivait ainsi :« L’homme
intelligent et délicat qui aura pratiqué avant 1914 la vie cosmopolite
mettra dans le mot d'Europe un accent de légende et de nostalgie, et
redira la phrase de Talleyrand sur l'ancienne douceur de vivre »
(Thibaudet, La Campagne avec Thucydide, op. cit., p.
137. Cette phrase se trouve dans les mémoires de François Guizot :
« M. de Talleyrand me disait un jour : “Qui n’a pas vécu dans
les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c'est que le plaisir de
vivre” » : Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. 1, Paris, M. Lévy fr., 1858, p. 6 [ALA]).Une idée équivalente au Weltschmerz se trouve possiblement dans l'hymne Abide with me (composé en 1847 par H. F. Lyte) qu'utilise George Orwell dans un passage autobiographique de Wigan Pier : « Je ne vois alentour que changement et déclin » (« Change and decay in all around I see » ; Œuvres, op. cit., dans les notes de sa traductrice Véronique Béghain, p. 1436).Il
va sans dire que l'on trouve des traces de ce sentiment bien plus tôt —
ainsi dans une pièce du Tasse en 1636 : « Le monde
vieillit/Et vieillissant il se pervertit » (« Il mondo invecchia/E invecchiando intristice », Aminta, trad. fr. Jean Collinet in La Fontaine, Œuvres complètes t. I, op. cit., p. 1195).Pour
rester avec des auteurs « debordiens », Machiavel, à
l'inverse, n’hésitait pas à railler les exagérations des nostalgiques
systématiques, surtout quand ils louent des « temps dont ils n’ont
connaissance que par la mémoire que les historiens nous en ont
conservée ». Selon eux, « dans ces anciens temps, tout est
plein d’actions merveilleuses ; tandis que dans les nôtres il n’y a rien
qui puisse racheter la profonde misère, l’infamie et la honte où tout
est plongé ; époque désastreuse où l’on foule aux pieds la religion, les
lois et la discipline, où tout est infecté de souillures de toute
espèce. Et ces déportements sont d’autant plus hideux qu’ils sont le
partage de ceux qui règnent, qui commandent aux hommes, et qui exigent
qu’on les adore » (Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1532, trad. fr. in Œuvres politiques, Paris, Charpentier et Cie, 1825, ALW).
Debord, « Notes pour le projet “Apologie” », op. cit.,
LD p. 214. Rousseau faisait déjà une comparaison de ce genre, mais
c'était avec la nature (en voyant la campagne automnale d'octobre 1776),
pas avec la société : « Il résultait de son aspect un mélange
d'impression douce et triste trop analogue à mon âge pour que je ne
m'en fisse pas l'application » (Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., Seconde promenade, 1782).
Berl, Sylvia, op. cit., p. 157.
Page 85
§ 1
GDC, vol. 6, lettre du 22 nov. 1985 : « Il n’y a plus de
France. Il n’y a plus de culture française, certes. Il n’y a plus de
“mode de vie français” (nous sommes l’Amérique du pauvre). (...) [Les
Français sont] des spectateurs, des veaux médiatiques ». Une note
écrite le mois suivant revient sur la question du choix entre
assimilation et diversité culturelle :« Inepte faux choix.
Nous ne pouvons plus assimiler personne (…) car Paris, ville détruite, a
perdu son rôle historique qui était de faire des Français. (...) Au
lieu de se demander combien il y a d’étrangers il faudrait se demander
combien il reste de Français. (...) Français et immigrés sont dans le
même cas : ils ont perdu leur culture » (« Notes sur la
question des immigrés », GDO, p. 1588, 1591, 1592).Déplorer la
disparition de la culture française n'est bien entendu pas propre à
Debord ni à une classe politique en particulier. Pour citer un auteur
qui n’a guère d’autres points communs saillants avec lui que d’avoir
habité quelques années Rue du Bac et de s’être suicidé avec une arme à
feu dans sa soixantaine, Romain Gary fustigeait en 1974
« l'acceptation d'un mode de vie qui exige la création de besoins
de plus en plus artificiels pour faire tourner de plus en plus vite la
machine socio-industrielle. Le résultat, c'est un déchaînement
matérialiste anihilateur de tout ce qui fut français depuis
Montaigne » (Gary, La Nuit sera calme, Paris, Gallimard, 1974, p. 66).
§ 3
« Les villes et la mer du Nord, et la nourriture
polluées si profondément ; et la pollution du mensonge
partout… » : Debord, « Notes pour la préparation des
films… », LD, op. cit., p. 136. Idem quinze ans plus
tard : « il n’existe [presque] plus rien, dans la culture et
dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et
les intérêts de l’industrie moderne » (Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988, GDO p. 1598). Jonathan Crary mentionne Commentaires sur la société du spectacle
et en valide les passages sur la pollution avant de les actualiser de
la façon suivante : « Nous sommes ce sujet accommodant qui se
soumet à toutes sortes d’intrusions biométriques et de surveillance, qui
ingère de la nourriture et de l’eau toxiques, et qui vit à proximité de
réacteurs nucléaires sans s’en plaindre » (Crary, 24/7. Le Capitalisme à l'assaut du sommeil, op. cit., p. 85 et 72).Lewis
Mumford s’étonnait déjà en 1934 que partout l’on pave et que l’on
bétonne « sans égards pour les qualités spécifiques du site et du
sol (…). Qui peut évaluer le coût de cette indifférence à
l’environnement, considéré comme ressource humaine ? (…) Les êtres
humains étaient traités avec la même brutalité que le paysage. La main
d’œuvre était une ressource à exploiter, à miner, à épuiser, et
finalement à rejeter » (Mumford, Technique et civilisation, op. cit., p. 159).
« Il ne consent à manger que de la nourriture obtenue sans
chimie et cuisinée à l’ancienne » : Debord, « Les Erreurs
et les échecs... », op. cit., ADG, p. 212. Plus tôt, dans In girum imus nocte et consumimur igni,
on entendait : « Comme le mode de production les a durement
traités ! (...) mal nourris d’une alimentation polluée et sans
goût... » (Debord, In girum..., op. cit., GDO, p. 1336, 1337).
GDC, vol. 6, lettres à Gérard Lebovici du 16 oct. 1981 sur un
« boucher bio » (diminutif loin d’être courant, à l’époque)
qu’« on dit très sympathique », et du 31 janv. 1983 avec la
commande de dix paquets de spaghetti (bio) Gemma.
« La “nouvelle cuisine” où quelque poivre vert essaie de
couvrir le goût de l’élevage chimique des bestiaux » : Debord,
Considérations sur l'assassinat…, 1985, GDO, p. 1566. Il
renouvellera sa désapprobation de cette cuisine en la mettant dans le
même sac que le structuralisme et les soi-disant nouveaux
philosophes : « Mai 88 », op. cit., LD, p. 38.
« Ces produits... vaurien » est tiré de L’Idéal, un poème des Fleurs du mal
(1857) où Baudelaire parle, non pas des aliments du commerce de détail,
mais des femmes délicates et autres beautés chlorotiques qui inspirent,
à sa grande désapprobation, ses collègues poètes.
GDC, vol. 5, lettre du 23 juin 1977 : Debord « s’affecte
plus de la falsification du pain et de la viande » que de celle des
idées ; mais « ces gens là [les philosophes médiatiques]
mangent comme ils pensent ». Il écrivait d'ailleurs deux ans plus
tôt : « falsification généralisée des produits aussi bien que
des raisonnements », qu’il s’agisse de vin, de
« néo-bière » ou de « libération des mœurs » (Réfutation de tous les jugements…, 1975, op. cit, GDO p. 1292, 1293).George
Orwell faisait la même généralisation en 1937 : « Ce qui vaut
pour la nourriture vaut aussi pour les meubles, les maisons, les
vêtements, les livres, les distractions et tout ce qui fait notre cadre
de vie » (Wigan Pier..., op. cit., p. 634).
Fourier, Le Nouveau Monde Industriel, t. II, 1840, op. cit.,
p. 73 et p. 306. Il y est question aussi du « faux sucre, qui fait
couler et gâte les confitures au bout de six mois » (p. 355).
Lewis Mumford le confirmerait en 1934 : « Sous la pression de
la concurrence, la nourriture frelatée devint le produit ordinaire de
l’industrie victorienne. On mettait du plâtre dans la farine, du bois
dans le poivre, on empêchait le lait de tourner en y ajoutant des
liquides embaumants, [ce qui] altéra le goût et bouleversa la
digestion » (Mumford, Technique et civilisation, op. cit., p. 165).
Baudouin de Bodinat, La Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes, t. 1, Paris, Éd. de l'Encyclopédie des nuisances, 1996, p. 21 et 17 [extrait en ligne].
§ 4
« Ce public qui accepte de voir changer toujours
en plus répugnant le pain qu’il mange et l’air qu’il
respire » : Debord, In girum..., 1978, op. cit.,
GDO, p. 1345. Orwell écrivait dans la même veine : « Dans les
pays parvenus à un haut degré de mécanisation grâce aux aliments en
conserve, aux entrepôts frigorifiques, aux arômes synthétiques, etc., le
palais est devenu pour ainsi dire un organe mort » (Wigan Pier..., op. cit., 1937, p. 633).
GDC, vol. 6, lettre du 31 janv. 1983 à Gérard Lebovici avec la
commande de deux pains Poilâne. En 1986, il recevra le Poilâne par la
poste en Arles. Sur la vie quotidienne de Debord et son épouse en Arles,
voir Bessompierre, L’Amitié de Guy Debord, rapide comme une charge de cavalerie légère,
Saint-Sulpice-la-Pointe, Les Fondeurs de briques, 2010 (Bessompierre
était peintre quand, à partir de 1980, il sympathisa avec le couple
Debord sans savoir qui ils étaient).
Page 86
§ 1
Morris, L’Âge de l’ersatz, 1887, op. cit., p. 66
(le « pain digne de ce nom ») et p. 123 (« l’idéal du
meunier moderne »). Debord utilisera ce même argument des qualités
esthétiques qui, en réalité, permettent d’augmenter la plus-value au
regard de la quantité de travail fournie, dans un article non signé
écrit pour l'Encyclopédie des nuisances, en 1985 : la
belle apparence des fruits et leur hygiène sont des prétextes
« pour favoriser la concentration de la production »
(« Abat-faim », version originale - l’article a été un peu
réécrit par les rédacteurs de l’Encyclopédie – in GDO, p. 1582).Là
encore, il rejoint Orwell : « La mécanisation du monde ne
pourrait pas aller très loin si le goût, jusqu'aux papilles gustatives
elles-mêmes, n'était pas corrompu. [Ainsi,] c'est l'aspect brillant,
standardisé, de la pomme américaine, comme fabriqué à la machine, qui
plaît » (Wigan Pier..., 1937, op. cit., p. 634).
La « profonde modification » du pain, devenu « une
substance chimique très étrangère au simple grain de blé », depuis
que la mécanisation « l’a changé en un article de mode et sans
valeur » : Ellul, La Technique…, 1954, op. cit., p. 295.
Le goût n’ayant plus d’importance pour le consommateur, « on
peut lui faire manger Findus, voter Fabius ou lire Bernard-Henri
Lévy » : Debord, « Abat-faim », op. cit., GDO, p. 1583.
Goldmann fait d’abord la démonstration avec une paire de chaussures (« La Réification », 1959 op. cit.,
p. 76), et prend l’exemple du pain plus loin : « D’une
manière immédiate, le boulanger fait du pain pour le vendre et obtenir
de l’argent » (p. 83). Notons que dans l’expression « rapport
qualité/prix » écrite avec une barre oblique et non un tiret, la
barre connote trompeusement (puisque le second des deux termes qu’elle
sépare est celui qu’elle semble écraser) une supériorité systématique de
la qualité sur le prix.
Briche, « Guy Debord et le concept de spectacle... », op. cit.
Sennett, Le Travail sans qualités, 2000, op. cit., p. 86-103 (la remarque sur le contremaître se trouve p. 95).
§ 3
Groucho Marx a exprimé ce vœu mais sa tombe porte une autre épitaphe.
Page 87
§ 1
Debord, La Planète malade (1971), op. cit.,
p. 82. Anselm Jappe datait la première véritable attention de
Debord à l’écologie de 1972 (avec « La véritable
scission... », op. cit.), mais c’est donc un peu plus tôt (Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit.,
p. 135). Herbert Marcuse l’a précédé, qui exprime son horreur de
« l’empoisonnement de l’air et de l’eau dans la métropole riche du
capitalisme » dès la première page de la préface française de L’Homme unidimensionnel, écrite en 1967 (op. cit., p. 7).Au même endroit de La Planète malade,
Debord dit aussi son mépris du plastique, ainsi que Barthes l’avait
fait une quinzaine d’années plus tôt (« le monde entier peut
être plastifié » : Mythologies, 1957, op. cit.,
p. 161) ; mais la remarque de Barthes relève de ce qu’on
n’appelait pas encore la « critique artiste », plutôt qu'elle
ne témoigne d'un souci écologiste.
« Vous ne direz pas que je surestime le présent, et si pourtant
je n’en désespère pas, c’est uniquement parce que sa situation
désespérée me remplit d’espoir. (…) L’existence de l’humanité souffrante
qui pense, et de l’humanité pensante, qui est opprimée, deviendra
nécessairement immangeable et indigeste pour le monde animal des
philistins, monde passif et qui jouit sans penser à rien » :
Karl Marx, lettre à Arnold Ruge (mai 1843), Correspondance [en ligne]. Debord la cite dans In girum..., op. cit., GDO p. 1401.Pierre Glaudes, l'éditeur de la version la plus récente du Désespéré
de Léon Bloy (1887) signale que Bloy, dans la même veine, aimait à
citer Carlyle : « Le désespoir porté assez loin complète le
cercle et revient une espérance ardente et féconde » (citation
tirée de La Révolution française de Carlyle, vol. III, livre V, chap. 1 ; Le Désespéré, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 49).
« Il ne veut discuter que sur les dates et les doses. Et en ceci
seulement, il parvient à rassurer ; ce qu’un esprit préspectaculaire
aurait tenu pour impossible » : Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988, GDO p. 1613.
Karl Kraus, Pro domo et mundo (1912) trad. fr., Paris,
Gérard Lebovici, 1985, p. 120. Adorno lui empruntera la phrase en 1945
sans le citer : le progrès, « victoire à la Pyrrhus de la
production matérielle fétichisée » (Adorno, Minima Moralia, op. cit.,
p. 113). Debord soulignera, dans le même ordre d’idées, la
« nécessité logique » de la pollution au regard du système
marchand (In girum imus nocte et consumimur igni, éd. critique, 1990, GDO, p. 1788).
§ 2
René Riesel, membre de l’I. S. de 1968 à 1971, éleveur
de moutons depuis 1982, a été poursuivi par la Monsanto Company® pour
destruction d'expérimentation de maïs et de sojas transgéniques à
l'automne 1998.Parmi ceux des précurseurs de la préoccupation
écologique qu'affectionnait Debord, citons naturellement George Orwell,
dont le titre même de son roman Un peu d'air frais fait
référence à la pollution. « Qu’y a-t-il de bon à essayer de revoir les
lieux de son enfance ? Ils n’existent plus. Un peu d’air
frais ! Mais il n’y a plus d’air frais. La poubelle où nous
vivons atteint désormais la stratosphère » (What’s the good of
trying to revisit the scenes of your boyhood? They don’t exist. Coming
up for air ! But there isn’t any air. The dustbin that we’re in
reaches up to the stratosphere : Coming up for air, op. cit., p. 220)
Le verbe « se désagréger » fait référence à l’impression,
qui saisit souvent l’individu moderne aussi bien au travail que dans la
vie privée, de slipping slopes, « pentes qui s’éboulent » en lui interdisant l’immobilité et la réflexion : voir Rosa, Accélération, 2010, op. cit., p. 147 et 166. Le verbe « se liquéfier » aurait convenu lui aussi, cette fois en référence à Zygmunt Bauman, La Vie liquide, trad. fr. de Liquid life (2005), Rodez, Le Rouergue-Chambon, 2006.
« Les rhums de la Martinique, goûtés au pied des vieilles cuves
de bois engrumelées de déchets, étaient moelleux et parfumés, tandis
que ceux de Porto Rico sont vulgaires et brutaux. La finesse des
premiers est-elle dont faite des impuretés dont une préparation
archaïque favorise la persistance ? Ce contraste illustre à mes
yeux le paradoxe de la civilisation dont les charmes tiennent
essentiellement aux résidus qu’elle transporte dans son flux, sans que
nous puissions pour autant nous interdire de la clarifier » (Claude
Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955, op. cit., p. 459). Par extension, en Occident, « la vie sociale consiste à détruire ce qui lui donne son arôme (p. 460).
Page 88
Photographie
Depuis 2009, La Palette appartient au groupe Bourdoncle, empire de la restauration soutenu par un fonds d’investissement.
Page 89
§ 1
« Toutes ces boissons ont perdu leur goût » : Debord, Panégyrique 1, 1989, op. cit., GDO, p. 1671.
Les « caves » : Debord, Commentaires sur la société du spectacle,
1988, GDO p. 1603. Dès 1978, il se défendait d’en être un :
« On n’aurait pas osé, quand il vivait dans sa ville, lui faire
manger ou lui faire boire ce que la chimie de substitution n’avait pas
encore osé inventer » (Debord, In girum..., op. cit., GDO, p. 1358).
§ 2
« L’incomparable mezcal » : Debord, Panégyrique 1, op. cit., GDO, p. 1670.
Michèle Bernstein La Nuit (1960), op. cit., p. 106. Nombre d’admirateurs d’Au-dessous du volcan
(publié en France en 1949) buvaient du mezcal avant la mode des
restaurants « mexicains » du Paris des années 1980. Et pour
être précis, cet engouement grandement dû au succès du film 37°2 le matin concernait plutôt une world food d’inspiration tex-mex.
« Dick posa sa main sur mon épaule pendant que je parlais ;
je me retournai et vis dans ses yeux une expression comique qui me
mettait en garde contre toute nouvelle manifestation d’une moralité
commerciale disparue ; je rougis donc et me tus » : William
Morris, Nouvelles de nulle part (trad. fr. de News from Nowhere (1890), Paris, SNLE Librairie G. Bellais, 1902 (ALW), p. 62.
Page 90
§ 1
Martial, Epigrammes, IX, 9, traduit par Dominique Noguez dans son livre La Véritable Origine des plus beaux aphorismes, Payot, 2014.
§ 2
Vincent, « La Domination du travail abstrait », 1977, op. cit.
Il ajoute même : « Il n'est pas possible d'imaginer une
société postcapitaliste qui puisse se passer d'une forme quelconque de
production hautement développée ».
Mandosio, Dans le chaudron du négatif, op. cit. p
38-45. Mandosio prend l’exemple des réfrigérateurs (p. 40) car Debord
assure qu’ils « peuvent se prêter à un usage non aliéné » dans
le texte « Le Déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande »
(I. S. n°10, mars 1966, p. 3-11 [en ligne]).
Dans ce texte on lit « Les grands frigidaires volés par des gens
qui n’avaient pas l’électricité ou chez qui le courant était coupé, est
la meilleure image du mensonge de l’abondance devenu vérité en
jeu ». Mais (soyons aussi prudents que Mandosio) il peut y avoir
d’autres raisons que le jeu au sens situationniste de voler un
réfrigérateur (prévoir de le revendre à quelqu’un qui, lui, est abonné à
l’électricité, par exemple).
On pourrait, en la matière, tracer une ligne qui va de Morris aux
hippies. « En Amérique du Nord, le mouvement de la contre-culture
s’oppose à la ville rationnelle et propose le retour à la nature et la
vie en commune. Cette utopie préconise des formes d’organisation
économique passéistes : la commune comme unité de production,
l’agriculture, l’artisanat, le petit commerce comme moyens de
subsistance, le troc comme moyen d'échange » : Marc Vachon, L’Arpenteur de la ville. L’utopie urbaine situationniste et Patrick Straram,
Montréal, Les Éditions Triptyque, 2003, p. 10 (ALA ; la phrase
inclut une citation extraite par M. Vachon de l’article de J. Duchastel
« Mainmise : la nouvelle culture en dehors de la lutte des
classes ? », Chroniques n°18/19, 1976).
De 1924 à 1931, surtout, Jean Prouvé (1901-1984) a expérimenté une
fabrique de meubles et d’éléments de construction où chaque personne,
même si elle se spécialisait à un moment, savait tout faire et gagnait
le même salaire, patron inclus. Il a ensuite cherché à s’agrandir non
pas pour s’enrichir mais pour que tout le monde puisse habiter des
maisons dessinées et meublées dans l'esprit d'un fonctionnalisme
élégant. La logique capitaliste l’a rattrapé. « Je suis mort en
1952 », laissa-t-il tomber plus tard — c’était l’année où il perdit
le contrôle de sa fabrique (et celle où Guy Debord apparaissait sur la
scène culturelle française).
§ 3
Réplique de Johnny Guitar (op. cit.) figurant dans la transcription écrite de La Société du spectacle, 1975, GDO p. 1234. L’image maritime de la traduction française n’est pas dans le texte original, « Oh, you picked the wrong place to come to, mister »
(Oh, vous avez choisi le mauvais endroit pour venir, monsieur). Un peu
avant cette scène, le héros avait fait une remarque ironique, compte
tenu du contexte inhospitalier et violent, à propos de son choix
d’endroit où s’installer : « Well, a man's gotta plant roots somewhere. This seems like a nice, quiet place » (Bah, un homme doit bien s’installer quelque part. Et ici ça semble un chouette petit endroit tranquille).
Titre de sous-chapitre :
Voir p. suivante.
§ 4
Léon Bloy, Journal, t. 1 (année 1902), Paris, Laffont, coll. Bouquins, 1999, p. 431.
Bloy : ni bien sûr à cause de ses sympathies politiques (il
avait pris les armes contre la Commune de Paris). Par ailleurs, Bloy a
été le premier écrivain un peu connu à encenser publiquement les Chants de Maldoror
de Lautréamont : « monstre de livre » fait de
« lave liquide », et « ultime clameur imminente de la
conscience humaine devant son Juge » (Bloy, Le Désespéré, 1887, op. cit.,
p. 89-90). « Les catholiques extrémistes, écrivit Debord, sont les
seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment » (GDC,
vol. 7, lettre du 12 mars 1993 à R. Paseyro).Un peu plus tôt, Debord
avait trouvé la « conversion de Bloy splendide » (GDC, vol.
7, lettre du 22 déc. 1990 à M. Valentin & J. Castiglia). La
conversion en question est le changement d’avis de Bloy à propos de
Jehan-Rictus, poète chansonnier qui employait l’argot dans ses œuvres et
que Bloy avait d’abord dénigré pour cette raison. Dans son livre Les dernières colonnes de l’Église,
Bloy lui consacra un chapitre intitulé « Le dernier poète
catholique : Jehan-Rictus du Brasero Nocturne » et s’excusa en
ces termes : « Obstrué de rhétorique traditionnelle et de
protocoles dévots dont je n’ai jamais su me débarrasser, je me trompais
complètement, et je voudrais aujourd’hui pouvoir le confesser avec
splendeur » (Paris, Mercure de France, 1903, p. 186 ; ALA).
Page 91
§ 1
« J’ai trouvé l’irrévélable secret de subsister sans groin dans une société sans Dieu » : Bloy, Journal, t. 1, op. cit. (année 1892), p. 22.Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., livre XXII, chap. 16. Bloy cite le passage en question dans Journal, t. 2, (année 1912), Paris, Laffont, coll. Bouquins,, 1999, p. 107. Et Debord, lui, le cite en 1975 en épigraphe de Réfutation de tous les jugements..., op. cit.,
GDO p. 1292. Bloy reviendra, donc, sur ce sujet à la fin de sa vie, en
notant lorsqu’il commence son dernier livre : « Sujet :
Le Mépris, envisagé comme le suprême refuge » — ce qui deviendra le
chap. 1 de Dans les ténèbres (Journal t. 2, op. cit., entrée du 10 juil. 1917, p. 624).Rappelons
également, pour constituer un quatuor d’hommes à la fois éloignés (dans
les temps et par les actes) et proches (dans le regard), l’attitude de
Lacenaire : « Je ne suis jamais si heureux que quand on me
fournit une preuve que je ne me suis pas trompé dans le mépris que j’ai
voué à la plupart des hommes » (Mémoires et autres écrits, op. cit., p. 158). Et celle de Julien Benda, qui termina son tout dernier livre (Mémoires d’infra-tombe,
1952) en citant le mot de Renan « Mes contemporains ne sauront
jamais à quel point je les ai méprisés », avant d’ajouter, une fois
la phrase reprise à son compte : « je crois toutefois qu’ils
le savent » (cité par Pascal Engel, Les Lois de l’esprit, op. cit., p. 22).
§ 2
Baudelaire est détourné dans Mémoires (1958) op. cit.,
GDO p. 444, comme le précisera Debord lui-même en 1986. Le vocable que
Baudelaire s’excuse d’employer est « fraternitaire ». Texte
original :« “Ce grand malheur de ne pouvoir être seul !”,
dit quelque part La Bruyère, comme pour faire honte à tous ceux qui
courent s’oublier dans la foule, craignant sans doute de ne pouvoir se
supporter eux-mêmes. “Presque tous nos malheurs nous viennent de n’avoir
pas su rester dans notre chambre”, dit un autre sage, Pascal, je crois,
rappelant ainsi dans la cellule du recueillement tous ces affolés qui
cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je
pourrais appeler fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de
mon siècle » (Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris (1869) chap. XXIII : « La solitude », ALW).Baudelaire
lui-même arrange un peu La Bruyère (sans le détourner). La phrase
exacte est : « Tout notre mal vient de ne pouvoir être
seuls : de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes,
l’ignorance, la médisance, l’envie, l’oubli de soi-même et de
Dieu » (Jean de La Bruyère, Les Caractères, 1688, section
« De l’homme », ALW). Différence mineure aussi avec
Pascal ; l’original est : « J’ai dit souvent que tout le
malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas
demeurer en repos, dans une chambre » (Pensées, 1670, article IV de l’éd. Hachette, 1871, ALW).
Debord, « Projet de dictionnaire », op. cit., LD,
p. 155 (« prononciation défectueuse »), p. 157
(« appauvrissement du vocabulaire ») et p. 158
(« borborygme, fin du langage articulé »). À cette époque,
Debord correspond avec Morgan Sportès, auteur du pamphlet Le souverain poncif,
170 pages de clichés qui comprennent des pastiches (et de vraies
citations) de M. Duras ou de B. Henri-Lévy, et se terminent par un
« bref tableau clinique de la langue de bois » (Paris,
Balland, 1986, p. 155). Exemple : « Ça ne va pas être de tout
repos de remonter la pente savonneuse par la face Nord, la plus
escarpée, afin de me hisser à la force du poignet jusqu’au sommet où je
pourrai planter le drapeau de la victoire et souffler une bonne fois en
prenant les choses de haut » (Le souverain poncif, p. 91).
§ 3
Debord, « Projet de dictionnaire » (années 1980), LD, op. cit.,
p. 156 (« faux raisonnement ») et p. 158 (« chair à
saucisses »). La comparaison du français contemporain avec la chair
à saucisses se trouve aussi dans le journal de Dominique Noguez, entrée
du 13 avril 1981 (Noguez, La Colonisation douce, Paris, Éd. du Rocher, 1991, p. 34).Dans
« Notes sur la question des immigrés », en 1985, Debord éreinte
par ailleurs le projet d’utilisation du critère de la maîtrise de la
langue française pour accorder des permis de séjour :
« Risible. Les Français actuels le parlent-ils ? (...) Ne
va-t-on pas, même s’il n’y avait aucun immigré, vers la perte de tout
langage articulé et de tout raisonnement ? » (op. cit., GDO, p. 1589). Pasolini décrivait déjà en 1974 cette « perte de la capacité linguistique » (Écrits corsaires, op. cit., p. 263-264).
Le goût des acronymes, notons-le, se manifeste à l’université comme
ailleurs : il n’y pas si longtemps, j’aurais été professeur à la
faculté des lettres ; aujourd’hui, je suis PR à l’UFR ALL, ED 237. Ce matin, j’aurais fait cours en maîtrise ; aujourd’hui j’ai donné un CM de l’UE S124 du M1, soit 3 ETD et 4 ECTS. « Quelle horreur... quelle horreur ! », comme dit Jean Cocteau en expirant dans Le Testament d’Orphée.Murs
en toc : Debord parle de « casernes civiles », dont la
« laideur gratuite appelle les dynamiteurs » : Potlatch n°7 du 3 août 1954. I. S. n°8, janv. 1963, GDO p. 613. Debord, dans ce texte, fait référence à Humpty Dumpty, personnage qui converse avec Alice dans De l'autre côté du miroir
de Lewis Carroll (1871) : « Quand j'utilise un mot, dit
Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie exactement ce que j'ai
décidé qu'il signifie, ni plus, ni moins » (ALW). Le graffiti
« L’ortografe et un mandarina » écrit sur les murs de la
Sorbonne en mai 68 (cf. Comité d’action étudiants-écrivains », Études françaises, op. cit.) ne peut en aucun cas être un graffiti situationniste.Dans 1984,
le personnage de Syme, l'un des concepteurs de la novlangue officielle
(« néoparle », dans la traduction citée), déclare :
« Nous finirons par rendre le délit de pensée littéralement
impossible, parce qu'il ne restera plus de mots pour l'exprimer »
(Orwell, 1984, 1949, op. cit., p. 1010). Dans la même
veine, Ivan Illich reconnaît qu'il est « très difficile de
trouver les mots qui parleraient d’un monde opposé à celui qui les a
engendrés. Le langage reflète le monopole que le mode industriel de
production exerce sur la perception et la motivation » (La Convivialité, op. cit., p. 130)
L’exemple de « charges sociales » préféré dans les médias à « cotisations sociales » est emprunté à Josiane Boutet, Le Pouvoir des mots,
2e éd., Paris, La Dispute, 2016, p. 107. « Charges » ou
« cotisations », explique-t-elle, c’est le même référent du
signe (Bedeutung, selon Frege) mais pas la même façon d’y référer (Sinn,
c’est-à-dire le sens). Dans le même ordre d’idées, on pourrait ajouter
« développement » (comme dans l'expression « pays en voie
de développement ») qui désigne en réalité une orientation vers
l'industrialisation et la marchandisation généralisées, ou encore
l’emploi du terme d’« agriculture conventionnelle » par
opposition à l’agriculture biologique (« conventionnelle » a
ici l’ambition d’être le synonyme de « traditionnelle », mais
masque en réalité une conception productiviste, tayloriste, vénale et
toxique de l’agriculture, contemporaine de la révolution industrielle).Anselm Jappe, lui, suggère que « plus-value » signifie (mais en le cachant) « exploitation » (Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit.,
p. 31). Même idée du lien entre appauvrissement de la langue et
soumission à l’ordre marchand dans le « Discours
préliminaire » du premier volume de l’Encyclopédie des nuisances :
le système de production-consommation rend les hommes « incapables
de formuler et de se communiquer leur insatisfaction, ce qui revient au
même : les mœurs se détériorent, la perte du sens des mots y
participe » (nov. 1984, op. cit.).
Debord, Considérations sur l'assassinat…, 1985, op. cit., GDO p. 1560. Il s’agit d’une allusion à 1984 de George Orwell (1949, op. cit.).
« La liberté, écrit Winston, le héros du livre, dans le journal
intime qu'il cache à « Grand Frère » (Big Brother), est la
liberté de dire que deux et deux font quatre. Cela état admis, tout le
reste en découle » (p. 1037). À la fin du récit, Winston est
torturé jusqu’à ce qu’il change d’avis :
« Combien de doigts, Winston ?
– Quatre. Je suppose qu’il y en a quatre. J’en verrais cinq si je le pouvais. J’essaie d’en voir cinq.
– Que désirez-vous : me persuader que vous en voyez cinq, ou les voir vraiment ? »
(Une traduction française, par Romain Vigier, est disponible depuis 2021 en ligne aux Éditions Renard Rebelle ; les passages évoqués ci-dessus se trouvent p. 78 & 258).Aucun
espoir du côté de l'éducation publique : « Les Français
envoient [leurs enfants] à l’école dès trois ans, et au moins jusqu’à
seize, pour apprendre l’analphabétisme » (GDO, p. 1591). L’idée est
présente dès 1978 : « ... entretenus dans l’analphabétisme
modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux
intérêts de leurs maîtres » (In girum..., op. cit.,
GDO, p. 1337). Anders utilise aussi ce terme, mais pour lui
l’« analphabétisme postlittéraire » est simplement le flux
toujours plus important des images (L’Obsolescence de l’homme t. 1, 1956, op. cit., p. 17). Plus direct, Ivan Illich : « L’école produit des cancres » (La Convivialité, 1973, op. cit., p. 24). Évidemment, il faudrait nuancer ; un gouffre sépare les écoles lambda de celles où les enfants de l’upper class
parisienne sont initiés aux classiques de la littérature française tout
en apprenant le mandarin en prévision du monde de demain.
Page 92
§ 1
Allusion à Ordures et décombres déballés à la sortie du film In girum imus nocte et consumimur igni par différentes sources autorisées (1982). Debord systématise cette pratique en 1993 dans « Cette mauvaise réputation... », op. cit.
Mots à la mode médiatique des années 1980 picorés dans Debord, « Projet de dictionnaire », op. cit.,
LD, p. 158-170. Puis aménagement de Chateaubriand, qui après avoir cité
un mot de Madame de La Vallière (maîtresse de Louis XIV, voir note de
la p. 117), commentait : « Ce devait être une belle société
que celle à qui ce beau langage était naturel » (François-René de
Chateaubriand, Vie de Rancé, in Œuvres romanesques et voyages
t. I, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1969, p. 1099). Quiconque
serait désireux d’actualiser la liste commencée par Debord peut
consulter, dans le même cadre critique, Éric Chauvier, La Crise commence où finit le langage, Paris, Allia, 2020, p. 50-54.
Le guide est consultable ici.
Chaque semaine, c’est au critique qui y inventera les tournures les
plus répugnantes. Créé en 2000, il a été racheté par la multinationale
Michelin® en 2020.
George Orwell aussi bien que la sémiologie des années 1960 sont du
même avis en ce qui concerne cette difficulté d’attaquer le langage avec
le langage. La sémiologie, à cette époque, « montre que l’emprise
des institutions sur les individus se ramène à la domination d’un
langage ». En effet, « un discours dominant n’impose pas tant
certaines vérités (des dogmes, des “signifiés”) qu’un langage commun
(des formules, des “signifiants”) par lequel l’opposant lui-même doit
passer pour faire état de son opposition » : Vincent
Descombes, Le même et l'autre, op. cit., p. 129.Pour George Orwell on pense bien sûr à 1984 mais Debord préférait citer ce « très bon » essai (GDC, vol. 7, lettre du 21 nov. 1988) qu’est La Politique et la langue anglaise.
Orwell, en 1946, y épingle l'« usage d'images éculées [et] le manque de
précision » d'auteurs qui, souvent semblent « indifférents au
fait que ce qu'ils écrivent signifie ou non quelque chose » (trad.
fr. sous le titre « Politique et langage », in Orwell, Œuvres, op. cit.,
p. 1309 et 1310). Orwell poursuit : « La pire écriture moderne ne
consiste pas à choisir des mots en raison de leur signification et à
inventer des images pour clarifier le sens. Elle consiste à accoler de
longues bandes de mots qui ont déjà été organisées par quelqu'un
d'autre, et à rendre le résultat présentable par de simples trucages
dignes d'un charlatan » ; or en procédant de la sorte,
« on se prive soi-même autant qu'on prive le lecteur de toute
signification précise » (ibid., p. 1315 ; une autre
traduction du texte, qui conserve le titre de la version citée par
Debord, a été publiée par Ivrea/Encyclopédie des nuisances, 2005 ;
on la trouve en ligne).Dans 1984,
le personnage de Syme, dont il a été question plus haut, s'attaque lui
aussi, bien sûr, aux « nuances inutiles » de l'ancienne langue
(le « vieuxparle » ; 1984, op. cit., p. 1010).Anselm
Jappe n'a pas manqué de souligner cette connexion : « Debord
accorde une grande importance à l'exactitude des définitions, conférant
au langage et à ses formes les plus anciennes la tâche d'une
conservation de la vérité ; et il fustige souvent, dans le sillage
de George Orwell, le “néo-langage” que le spectacle crée pour son propre
usage » (Jappe, Guy Debord, 2020, op. cit., p. 179). Idée connexe, enfin, dans le n°5 de l’Encyclopédie des nuisances : « Jamais, quand c'est l'usage du langage lui-même qui se perd, on n'a autant parlé de communication » (op. cit., nov. 1985).
§ 2
« J'allais continuer, mais je me suis rappelé que
Votre Majesté n'aimait pas les vers, à moins qu'ils ne fussent de Racine
ou de Voltaire et qui est-ce qui en sait faire comme cela. Je préviens
Votre Majesté Impériale que le secret en est perdu en France » : Diderot et Catherine II, éd. de M. Tourneux, Paris, 1899 (ALG).
« Une crise de l’amour de la langue » : cité par Compagnon, Les Antimodernes, 2005, op. cit.,
p. 434. Dans ses derniers cours, en 1980, Barthes s’en prend à la
« rhétorique technocratisée » des « techniques
d’expression » (p. 414), et défendre la langue classique est devenu
à ses yeux un héroïsme (p. 414). En 1979, il confiait au journaliste
J.-P. Enthoven : « Je me mis, il y a quelques mois, à lire
vraiment les Mémoires d’outre-tombe. Et là, ce fut un éblouissement… » (Barthes, « Pour un Chateaubriand de papier », Le Nouvel Observateur du 10 déc. 1979, in Œuvres complètes, t. V, 1977-1980, nv. éd., Paris, Éd. du Seuil, 2002).Bien
entendu il ne s’agit pas de continuer à écrire comme Chateaubriand ni
de le pasticher. L’écrivain italien Alessandro Baricco s’en explique (et
dit, à sa façon, la même chose que Barthes et Debord sur la question du
style classique) dans le texte admiratif qu’il a consacré au Guépard
de Lampedusa : « Aujourd’hui il serait ridicule d’écrire
comme Tomasi di Lampedusa » ; ce qui compte est bien plutôt
« la capacité magique du livre à incarner non pas le talent d’un
écrivain mais celui d’une langue et d’une certaine civilisation
littéraire ». Baricco est sensible au « respect d’une certaine
harmonie rythmique constitutive » et à « l’ambition de ne
jamais renoncer au plus haut degré de justesse possible » : Une certaine vision du monde, trad. fr. de Una certa idea di mondo (2012), Paris, Gallimard, 2015, p. 114-115.
Disparition des mots : « Vous ne savez pas la beauté qu'il
y a dans la destruction des mots », dit Syme à Winston dans 1984 (Orwell, Œuvres, op. cit., p. 1010).
« Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui
advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en
être connu » : Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988, GDO p. 1601. Ou encore : « Le spectacle pousse à ce qu’il ne reste aucun souvenir de rien » (Debord, « Projet de dictionnaire », op. cit., LD, p. 180).« Tout
se perdait dans le brouillard. On effaçait le passé, on oubliait qu'on
l'avait effacé, le mensonge devenait vérité » (Orwell, 1984, op. cit.,
p. 1031). Orwell revient plus loin sur ce mécanisme : en
n'appelant pas un chat un chat, « on admet que l'on falsifie la
réalité ; par un nouveu réflexe de doublepense, on efface ce savoir, et ainsi de suite indéfiniment, le mensonge ayant toujours une longueur d'avance sur la vérité » (ibid.,
p. 1161 ; « doublepense » désigne dans ce roman
« la capacité d'avoir à l'esprit en même temps deux convictions
antithétiques et de de les accepter l'une et l'autre », p. 1160).
Page 93
§ 1
La définition des mots en italiques (dont la juxtaposition tombe
évidemment dans un navrant alexandrinisme, mais la démonstration passait
avant l’agrément) est trouvable dans le Trésor de la Langue Française, dictionnaire universitaire (à l’élaboration interrompue par le manque de moyens) en version informatisée. Debord se plaint de la perte des nuances dans « Projet de dictionnaire », op. cit., p. 162.
§ 2
Chateaubriand, lettre à Léontine de Villeneuve du 12 janv. 1828, Correspondance générale t. VIII, éd. de P. Riberette & A. Kettler, Paris, Gallimard, 2010, p. 29.Jacques
Aumont préfère « langue disjonctive » à « langue
inclusive », du fait des séparations (de type « Français,
Françaises » ou « spectateur·trice·s ») qu'elle entraîne
(correspondance personnelle).
Antoine de Rivarol, De l’universalité de la langue française
(1784), Paris, Prault et Bailly, 1785 p. 48-49 (ALG). Dans l’original,
après « nous bouleversent », Rivarol ajoute :
« & nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations »,
partie que j’ai préféré couper, comme Jean-Luc Godard dans Nouvelle vague (1990).
Debord, « Les Erreurs et les échecs... », op. cit., ADG, p. 211-212.
Barbara dans Loin de la foule déchaînée de Thomas Hardy, trad. fr. de Far from the Madding Crowd (1874), Paris, Mercure de France, rééd. 1980, p. 372.
Dans ce camp on cite volontiers, pour justifier le refus d’accorder
aux symboles et aux conventions grammaticales du langage verbal le
bénéfice de l’arbitraire et de l’indépendance à l’égard des réalités du
monde, ce fameux passage de la Grammaire générale de Nicolas
Beauzée (1767) : « le masculin est réputé plus noble que le
féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». Tandis
qu’en face, on serait plutôt du côté de Bernard Lamy, qui dans La Rhétorique ou l'art de parler,
en 1675, écrivait : « Les paroles sont des signes qui représentent
les choses qui se passent dans notre esprit » (et non pas, donc, des
signes qui représentent les choses du monde : La Rhétorique ou l'art de parler, éd. de Benoît Timmermans, Paris, PUF, 1998, p. 35).
Page 94
§ 1
Ces attentes sont aussi celles de ces philosophes « modernes » ou
« postmodernes » que caractérise, sous la plume de Pierre
Bourdieu, « un excès de confiance dans les pouvoirs du discours.
Illusion typique de lector, qui peut tenir le commentaire
académique pour un acte politique ou la critique des textes pour un fait
de résistance, et vivre les révolutions dans l’ordre des mots comme des
révolutions radicales dans l’ordre des choses » : Bourdieu, Méditations pascaliennes (1997), Paris, Éd. du Seuil (Points), 2003, p. 11.Selon
Maurizio Ferraris, tous ces gens cèdent à un « idéalisme
représentationnel » ; à leurs yeux effet, « les
représentations sont les seules choses qui comptent, ne serait-ce que
parce qu’elles sont la seule chose à laquelle nous avons accès »
(Ferraris, Émergence, trad. fr. d'Emergenza [2016],
Paris, Éd. du Cerf, 2018, p. 138 et 137) — accorder ce statut aux
représentations suppose, notons-le, un triomphe total du spectacle au
sens de Debord.
§ 2
« Et pourtant, justifiant... a existé » : Debord, « Notes pour la préparation des films… », LD, op. cit., p. 97.
CHAPITRE « 2021 »
Page 98
§ 2
Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., 1967, op. cit, partie V.
§ 3
Paris je t’aime est un film à sketches (2006)
dont le segment cité a été réalisé par Tom Tykwer, avec Melchior Beslon
dans le rôle de Thomas et Natalie Portman dans le rôle de Francine.
Page 99
§ 1
« Dès qu’on fait la moindre objection, écrit Jappe, on sent
qu’on frôle l’arrestation, le matraquage et finalement l’accusation
d’“outrage à agent de la force publique”. On peine à s’imaginer à quoi
ça peut ressembler si l’on a la peau plus foncée, ou si l’on ne peut pas
sortir les bons papiers » (Anselm Jappe, « La Violence, mais
pour quoi faire ? », Lignes, mai 2009 [en ligne sur Palim Psao]).La
modularité des prix en fonction du temps n’est même pas une fatalité
capitaliste : au Japon, un billet dans le Shinkansen a un prix
fixe.Ajoutons que certaines places ont des fenêtres borgnes. Pour une énumération plus implacable, voir TGV : gagner du temps et perdre sa vie, tract anonyme, 2017 [en ligne].
Dans le cas du TGV Nancy-Paris : en 2007, le tarif a augmenté de
38% pour un trajet passant à 61% du temps initial (1h35 au lieu de
2h35). Ce qui revient au même ; cette vaste et polluante entreprise
a donc été parfaitement inutile. Ouigo®, la version low cost, est moins cher mais exige d’arriver trente minutes avant le départ, ce qui là encore aboutit au même résultat (low cost, coût bas, est une fois de plus un terme trompeur : ici comme ailleurs le coût est ajusté aux prestations proposées).
§ 2
Inutile, pour éviter cette attente, de chercher à venir
en dehors des heures d’affluence : le nombre de guichets
disponibles est calculé ad hoc, comme dans les supermarchés. La
perspective de laisser des employés désœuvrés ne serait-ce que quelques
minutes est étrangère aux exigences de rentabilité maximale.« Nous nous sommes faits américains » : Debord, « Notes sur la question des immigrés », op. cit., GDO, p. 1589. Il ne se doutait pas qu’un jour l’un des slogans de la SNCF serait « Let’s go »
(slogan officiel de Ouigo®). Dans son journal, notamment à l’entrée du
28 mars 1983, Dominique Noguez pestait de la même façon contre le
traitement que la SNCF inflige à la langue française :
« J’aimerais connaître le nom du crétin, évidemment intouchable,
qui a décidé cela. Il mérite qu’on donne son nom à une locomotive »
(Noguez, La Colonisation douce, op. cit., p. 100).Notons
que la novlangue de la SNCF ne désigne plus les trains mais les
services : avant le lancement de « Ouigo® » et
d’« Inoui® » (sic), sa hiérarchie priait le chef de bord de dire au micro « Bienvenue à bord de TGV », non pas du TGV ; comme si le train rapide n’était pas un véhicule.
Page 100
§ 1
L'invention de « Bison futé », en 1976, est revendiquée
conjointement par le publicitaire Daniel Robert et l’« ancien
préfet, aménageur de Marne-la-Vallée, membre fondateur du Cercle des
ingénieurs économistes » Jean Poulit.Adorno, Minima Moralia, op. cit.,
p. 114. Il ajoutait, dans cette énumération écrite en 1945,
« l'attention de ceux qui empochaient joyeusement les
pourboires », mais je ne pense pas que ce soit aussi regrettable
que le reste. Le Train bleu, lancé par la Compagnie internationale des
wagons-lits, reliait Calais à Vintimille via Paris, entre 1886 et 1976,
dans de fastueuses conditions.
§ 2
Le nom même de cette « boulangerie à la
mode » symbolise l’impossibilité de revenir, sinon à une existence
non clivée, du moins à l’exercice non distancié d’un métier comme celui
de boulanger : Du pain et des idées™.Allusion à
« L'homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui
sort de la bouche de Dieu », Évangile selon Saint Matthieu, 4, 1
(ALW).Herzliebster Jesu, was hast du verbrochen, dass man ein solch scharf Urteil hat gesprochen?
(« Jésus très cher à mon cœur, qu'as-tu fait de mal, qu'une
sentence aussi dure ait pu être rendue contre toi ? ») : Bach,
Passion selon Saint Matthieu BWV 244, Chœur I, 3.Totalité de la misère : Debord, thèse 122 de La Société du spectacle, 1967, GDO p. 819.Allusion à « Tout ce qui était directement vécu... » : voir ici p. 59.« Je
voudrais être ce monsieur qui passe/Ce monsieur qui passe et ne me voit
pas/Avoir ce regard où je ne vois trace/Du regret de qui, de l'ennui de
quoi » : Le Monsieur qui passe, 1973, texte d’Annie Noël, musique d’Alice Donna, int. Serge Reggiani.« ...
Le temps où j'ai eu quelques contentements ou quelque honneur, mais les
ai-je eus sans inquiétude ?... » : Bossuet, Méditation sur la brièveté de la vie (1648), op. cit., p. 1036-1037.Debord, « Notes pour le projet “Apologie” », LD, op. cit., p. 231.
Cette comptabilité des moments pleins se trouve également chez
Bossuet : « Combien ce temps est-il clairsemé dans ma
vie ! C'est comme des clous attachés à une longue muraille dans
quelques distances ; vous diriez que cela occupe bien de la
place ; amassez-les, il n'y en a pas pour emplir la main » (Méditation..., ibid., p. 1036).Rousseau
évoque également des choses de cet ordre : « Il n'y a pas de
jour où je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et
court temps de ma vie où je fus moi, pleinement, sans mélange et sans
obstacle, et où je puis véritablement dire avoir vécu » (à propos
de sa liaison avec Mme de Warens, Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., 10ème promenade [inachevé], 1782).Dix-sept siècles plus tôt encore, Martial écrivait déjà :
« Si nous comptons bien nos années et séparons
Les jours que nous ont pris la sombre dépression
Les pénibles fièvres et les douleurs cruelles
De ce qui, dans la vie, fut la meilleure part
Nous sommes des enfants dans la peau de vieillards » (Martial, Epigrammes [écrits dans les années 90-100], trad. fr. D. Noguez, Paris, Éd. de la Différence, 1989 ; épigramme VI, 70, p. 75).
Pour citer un contemporain italien de Debord, ensuite, la correspondance
de Cesare Pavese comprend un « ratio existentiel » du même
acabit :
« Me croirez-vous, mademoiselle ? Sur vingt et un an de vie,
je voudrais en avoir oublié au moins vingt. Dans mon passé, seuls
quelques instants perdus ça et là me semblent dignes, et peut-être
seulement parce qu’ils sont éloignés » (Pavese, Travailler fatigue/La mort viendra et elle aura tes yeux, trad. fr., Paris, Gallimard, 1969, p. 305).
Mais pour terminer, en cette matière de comptabilité négative, difficile
de rivaliser avec Chateaubriand, qui retient moins le bonheur que sa
seule perspective :
« Dans la vie, on n’est occupé qu’à compter les jours trop rares où
l’on se promet quelque joie et à supprimer ceux qui vous séparent de
ces jours : à ce calcul la vie est bien courte, et l’on existerait à
peine de quelques moments si l’on disposait de son existence » (Correspondance générale tome VIII, op. cit., lettre à Madame de Cottens du 30 déc. 1828, p. 184).
Page 101
§ 1
« Aussi longtemps... qu’on le fasse » : la phrase est volée à Baruch Spinoza, Ethique III, § 28 (ALW).
CHAPITRE « TRESOR NATIONAL »
Page 112
§ 2
Pour voir en ligne quelques-unes des fiches bristol sur
lesquelles Debord recopiait ces passages, consulter les recensions par
la revue Diakritik des volumes de cette collection : vol. 2 et vol. 3.
Page 113
§ 1
Bien entendu, cette conviction n’est pas religieuse chez Debord,
mais cela ne l’a jamais empêché de transférer en direction de ses
propres convictions ce qui se disait dans ce domaine, ni d’avoir de
l’estime, on l’a vu, pour des écrivains comme Léon Bloy. À
l’antépénultième section de Commentaires sur la société du spectacle (1988, op. cit.,
section XXXI), il avait d’ailleurs placé ce quatrain d’Omar Kháyyám,
qui peut se lire ou non de façon déiste selon la façon dont on y entend
le mot « Ciel » :
« Pour parler clairement et sans paraboles, Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ; On s’amuse avec nous sur l’échiquier de l’Être, Et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant » (quatrain XCIV dans la trad. de Ch. Grolleau op. cit.)
§ 2
Ernest Cœurderoy (1825-1862), médecin français marqué
par Fourier et Proudhon, a pris une part active aux barricades de juin
1848, ce qui lui a valu la condamnation à la déportation. Réfugié en
Suisse, puis en Grande-Bretagne (où ont d'abord été publiés ces Jours d’Exil), il a fini par se suicider. Source texte : Cœurderoy, Jours d’Exil, tome I, Paris, P.-V. Stock, 1910 (ALW).Cœurderoy
représente la « tendance romantique de l’anarchisme », la
tendance qui « allie un certain vitalisme, où sont louées les
forces de la vie et celles de la destruction, à une sorte de
millénarisme à la fois apocalyptique et rédempteur » (Édouard
Jourdain, L’Anarchisme, Paris, La Découverte, 2013, p. 38). « Dans son ouvrage Hurrah ! Ou la révolution par les cosaques
(1854), avec une verve poétique et excessive aux accents millénaristes,
il envisage l’avènement d’une société nouvelle grâce au déferlement des
barbares et des cosaques contre la civilisation : “Quand viendront
les Cosaques, les beaux Slaves exempts de préjugés, ils liront mes
livres et les feront lire à leurs enfants, et diront : Cet homme
voyait clair ! Et l’Invasion détruira par le fer de sa lance les
barrières intellectuelles qui séparaient les nations” » (Jourdain, ibid.).
Page 114
§ 1
La formule « substitution du signe à la chose » convient
bien à la « société du spectacle » en général, et à merveille à
la description de la boulangerie franchisée p. 97 du présent livre.
§ 6
Greene, Rocher de Brighton (trad. fr. par Marcelle Sibon de Brighton Rock,
1938), Paris, Robert Laffont, 1947, p. 458. Il s’agit de la fin du
roman : acculé par la police, le héros (Pinkie dit « Le
Gamin ») veut se suicider en compagnie de Rose, sa jeune épouse
sans doute enceinte de lui. C’est « un jeune garçon d’environ
dix-sept ans — costume bon marché, d’une élégance vulgaire, étoffe vite
défraîchie, visage d’une intensité affamée, avec une espèce d’orgueil
hideux et anormal » (p. 25) ; il a épousé Rose pour qu’elle ne
témoigne pas contre lui mais lui voue tout de même une certaine sorte
d'attachement (« De nouveau, le sentiment qu’elle le complétait le
frappa avec force » : p. 326). Au début de la scène de la
tentative de suicide, Greene précise ce qui se passe dans la tête de
Pinkie : « C’était comme une aventure romanesque : vous
faites le projet d’aller vous battre en Espagne et puis avant même que
vous le sachiez, quelqu’un a pris votre billet, on vous glisse vos
lettres d’introduction dans la main, on vient vous accompagner à la
gare, tout est réel » (p. 456). Graham Greene était par ailleurs un
grand admirateur de La Ferme des animaux (George Orwell, 1945), dont Debord contribua à la réédition chez Champ Libre en 1981.
Page 115
§ 1
Extrait du monologue de Polyeucte à la sc. 2 de l’acte IV (ALW).
L’histoire se déroule au IIIe siècle dans l’empire romain :
Polyeucte a le choix entre être exécuté ou renoncer à sa foi chrétienne
(il ne cèdera pas). Les vers recopiés par Debord ont été reproduits une
première fois dans « Notes pour le projet “Apologie” », LD, op. cit.,
p. 240, mais la note explicative (p. 263) n’y mentionne pas le
détournement de « honteux » en « heureux ».
§ 3
« Ein ruheloser Marsch war unser Leben,
Und wie des Windes Sausen, heimathlos,
Durchstürmten wir die kriegbewegte Erde ».
Dernier volet de la « trilogie de Wallenstein » de
Friedrich von Schiller (1759-1805). Albrecht von Wallenstein, le héros,
était le chef des armées de Ferdinand II, empereur du Saint-Empire
romain germanique de 1619 à 1637, durant la Guerre de Trente Ans. Dans
ce discours adressé au personnage du brigadier, Wallenstein fait
allusion à Ernst von Mansfeld, qui commandait l’armée danoise et qu’il a
battu en 1626 à Dessau avant de le poursuivre jusqu’en Hongrie. Source
texte : Schiller, Wallenstein, trad. fr. d’Adolphe Régnier, Paris, Hachette & Cie, 1883, p. 282.
Page 116
§ 1
Jacques-Bénigne Bossuet, sous Louis XIV, était « Evesque de
Meaux, Conseiller du Roy en ses Conseils, cy-devant Précepteur de
Monseigneur le Dauphin et Premier Aumosnier de Madame la
Dauphine ». Michel Le Tellier, marquis de Barbezieux (1603-1685)
était, lui, secrétaire d'État et tout aussi anti-protestant que Bossuet
(et que Mme de Maintenon, voir plus bas). Texte Bossuet : ALB.
Page 117
§ 1
« Vains... désirs » : Saint-Augustin, Douzième discours sur le Psaume CXVIII :
« La Vanité et l’envie », traduit du latin par Bossuet.
Françoise-Louise de La Baume Le Blanc, duchesse de La Vallière et de
Vaujours, a été l’une des « maîtresses officielles » de Louis
XIV (Bossuet voyait ces liaisons d’un mauvais œil). La
« profession » à laquelle Bossuet consacre ici son sermon est
la prononciation des vœux perpétuels de la duchesse, qui se retire de la
vie de cour pour entrer au couvent, après avoir fait des des excuses à
la reine Marie-Thérèse. Texte Bossuet : ALB.
§ 2
Madame de Maintenon, née Françoise d'Aubigné (1635-1719) était la
gouvernante des enfants naturels de Louis XIV. Son influence sur ce
dernier ainsi que leur « mariage secret » font l’objet de
beaucoup de discussions. Une chose est certaine : elle a contribué à
construire une atmosphère d’austérité dévote dans le Versailles de la
fin du règne de Louis XIV. Texte original : Madame de Maintenon,
lettre XXII à Madame de Maison-Fort, sans date, in Lettres de Madame de Maintenon,
nv. éd., tome III, éd. de Laurent Angliviel de La Beaumelle,
Maëstricht, Jean-Edmé Dufour & Philippe Roux, 1778, p. 153-154
(ALA). Pour un aperçu de la fortune de cette lettre, citée par Condillac
dans son Art d’écrire et par Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV, voir Sonia Branca-Rosoff, « L’épistolaire dans L’art d’écrire de Condillac », Semen n°20, 2005 (en ligne).
Madame de Maintenon fait référence ici à L’Ecclésiaste 1:2, 3, 4 :« Vanité
des vanités, disait Cohélet [Salomon] ; tout est vanité ! Quel
profit l’homme retire-t-il des peines qu’il se donne sous le soleil ?
Une génération s’en va ; une génération lui succède ; la terre cependant
reste à sa place. Le soleil se lève ; le soleil se couche ; puis il
regagne en hâte le point où il doit se lever de nouveau. Tantôt
soufflant vers le sud, ensuite passant au nord, le vent tourne, tourne
sans cesse, et revient éternellement sur les cercles qu’il a déjà
tracés. Tous les fleuves se jettent dans la mer, et la mer ne regorge
pas, et les fleuves reviennent au lieu d’où ils coulent pour couler
encore » (L’Ecclésiaste, trad. fr. d’Ernest Renan
« avec une étude sur l’âge et le caractère du livre », Paris,
Calmann Lévy, 1882, p. 97-98, ALA).Madame de Maintenon était aussi probablement inspirée par L'Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis (1380-1471) que Corneille avait traduit en 1659 :
« Et l’unique science où tu dois prendre appui,
C’est que tout n'est ici que vanité qui passe,
Hormis d'aimer sa gloire, et ne servir que lui.
C'est là des vrais savants la sagesse profonde ;
Elle est bonne en tout temps, elle est bonne en tous lieux.
Et le plus sûr chemin pour aller vers les cieux ,
C'est d'affermir nos pas sur le mépris du monde » (Œuvres de P. Corneille, t. VIII, nv. éd. de Ch. Marty-Laveaux, Paris, L. Hachette & Cie, 1862, p. 32, ALA).
Renan résume : « Salomon, ayant vu le sommet de la gloire et
de la prospérité, a été mieux placé que personne pour découvrir le creux
absolu de tous les mobiles de la vie humaine et la complète frivolité
des opinions qui servent de base à la société » (L’Ecclésiaste, op. cit.,
p. 4). Kempis lui-même marchait sur les traces d’Innocent III
(1160-1216) qui, avant de devenir pape, avait écrit un traité intitulé De contemptu mundi
(« Du mépris du monde »), où on lit « L’homme mortel est
d’une vanité absolue ». Il ne faudrait toutefois pas confondre ce
mépris général avec celui que manifestent des auteurs comme
Chateaubriand, Bloy et Debord, mépris qui chez eux ne vise pas les
plaisirs terrestres ni la misérable réité de l’être humain, mais plutôt
certaines catégories de personnes et de comportements.
Page 118
§ 1
René Viénet : voir ici p. 13, 20, 37.
§ 2
Allusion aux neuf scènes de la Genèse peintes au
plafond de la chapelle Sixtine, au Vatican, par Michel-Ange, au début
des années 1510.
§ 3
Texte original : Le Purgatoire, trad. fr. de Félicité Robert de Lamennais, Paris, Flammarion, 1910 (ALW).
Page 119
§ 3
Beatrice di Folco Portinari (1266–1290), à qui Dante a consacré Vita nuova (1295) et qui réapparaît à divers endroits de la Divine comédie.« Faux plaisirs », « vaines batailles » : retour de l’idée de vanité vue plus haut dans L’Ecclésiaste, L'Imitation de Jésus-Christ, et le Sermon pour la Profession de Madame de La Vallière — à ceci près que chez Debord l’aune de la comparaison n’est pas la foi en Dieu mais l’expérience amoureuse.
Page 120
§ 2
Boire vieux : variation sur Adrien de Montluc, voir ici p. 26.
§ 3
Une ferme forte : la maison de Champot.
§ 4
Paille : voir ici p. 33.
Page 121
§ 1
Wolman : Gil J. Wolman. Une fois encore, cette remarque fait
penser aux déclarations de Roquentin : « On voit une femme, on
pense qu’elle sera vieille, seulement on ne la voit pas vieillir »
(Sartre, La Nausée, op. cit., p. 84).« La
question « est-ce fini ? » entre parenthèses, elle, rappelle
La Fontaine : « Ai-je passé le temps d'aimer ? »
(dernier vers des Deux pigeons, 1678, Œuvres t. I, op. cit., p. 350).
§ 2
« Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs
abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou
trois mois après, on le retire couvert de cristallisations
brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus
grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de
diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau
primitif. Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de
l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet
aimé a de nouvelles perfections » : De Stendhal (sic), De l’amour (1822), éd. de Sainte-Beuve, Paris, Garnier Frères, 1906, p. 5 (ALG).
§ 4
Allusion à « wànsuì », exclamation
chinoise qui vise à souhaiter une longévité de dix mille ans à la
personne à qui elle est adressée (à l’origine l’empereur, mais elle
a été très utilisée pour Mao). Elle a donné après simplification le
japonais « banzaï ». Léon Bloy utilise aussi le
nombre, mais sans doute pas avec ces connotations-là : « Dix
mille ans de séparation, criait-il, je le veux bien, mais au moins que
je sache où ils sont, ceux que j'ai aimés ! » (Bloy, Le Désespéré, op. cit., p. 129).
§ 5
« Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi Ta houlette et ton bâton me rassurent » (Livre des Psaumes, 23:4, version de Louis Segond, 1910 (ALW).
Rabat de couverture
(présentation de l'auteur)
Citation de Debord : « Notes pr le projet “Apologie” », LD p. 245. D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
est une des œuvres les plus connues de Paul Gauguin. Peinte à Tahiti en
1897-1898, elle est conservée au musée des beaux-arts de Boston.Précision :
par l’ironie qu’ils connotent (mais on n’est jamais certain des
connotations, c’est pourquoi je fais cette note), ni cette notice
biographique ni le chapitre autobiographique du début de ce livre
(« 1971 ») n’aspirent à brandir des « titres de
gloire » ou à revendiquer une quelconque « authenticité »
au sens où le sociologue Jules Naudet les entend dans son article «
L'Origine populaire comme ressource au sein des élites en France, aux
États-Unis et en Inde », Critique internationale, 2014, vol. 3, n°64, p. 81-99 [en ligne].
« La mise en récit de l’expérience du populaire, écrit Naudet, est
en fait une tentative de faire passer pour un donné ce qui est le
produit d’un travail de mise en récit de soi. Beaucoup de nos
interviewés semblent en effet convaincus de la valeur quasi ontologique
de leurs origines, qu’ils nomment “authenticité” » — les passages
autobiographiques ne font pas mystère de leur nature de « mise en
récit », et je ne vois pas en quoi, hors justement des efforts de
fictionnalisation qui ne disent pas leur nom, une origine populaire
serait plus « authentique » qu'une autre.
© Éditions Les Pérégrines, 2021
Tous droits réservés
Pour citer une note : Laurent Jullier, Debord, coll. « Icônes », Paris, Les Pérégrines, 2021, notes mises en en ligne le 11 octobre 2021.